Archives de catégorie : Focus

Tout d’un grand

Qui phrase ainsi les arpèges du Prélude, Choral et Fugue de Franck, dans une vraie sonorité d’orgue, où tous les timbres exhaussent comme une prière ? C’est un magicien certainement, tant ses polyphonies chantent.

Mihai Ritivoiu, Prix Lipatti, vainqueur du Concours Enesco, doit certainement son art de timbrer et de phraser à Valentin Gheorghiu, il aura hérité de ce pianiste pour les musiciens la grande technique classique, celle-là même que montrait Dinu Lipatti, y ajoutant cette capacité typiquement roumaine d’imaginer le clavier comme une palette de couleurs. C’est flagrant dans les gris colorés de Franck comme amplifiés dans leur rayonnement par la plénitude du toucher, c’est étourdissant dans le génial Finale de la Première Sonate d’Enesco, vaste rêverie nocturne ponctuée de carillons où Mihai Ritivoiu élargit l’espace sonore par un savant emploi de la pédale : non plus un piano, mais bien trois ou quatre.

Quel sorcier !, qui s’engage dans la Sonate de Liszt avec une absence totale d’histrionisme. C’est construit, pensé, assumé, non plus un pandémonium, mais bien une grande sonate narrative tenue par une forme omniprésente et toute puissante. Avec cela, la clarté d’une sonorité qui ouvre tout l’espace polyphonique, et sait donner de l’ampleur au discours lisztien sans y verser une goutte de sentimentalité. Arrau ne faisait pas autrement, c’est dire.

La belle acoustique de la St. Paul Church porte toute l’ampleur du très beau Steinway joué par ce jeune homme établi à Londres ; croyez le ou pas, il semble que ce soit son premier disque.

LE DISQUE DU JOUR

César Franck (1822-1890)
Prélude, Choral et Fugue, M. 21
Georges Enesco (1881-1955)
Sonate pour piano No. 1 en fa dièse mineur, Op. 24 No. 1
Franz Liszt (1811-1886)
Sonate pour piano en si mineur, S. 178

Mihai Ritivoiu, piano

Un album du label Genuin GEN18601
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Photo à la une : © DR

Vingt-quatre études

Arrivé juste à temps pour le centenaire, ce disque des Etudes parachève l’intégrale du piano de Debussy selon Michael Korstick. Grand clavier, touché fauviste aux couleurs pleines d’un automne éclatant, texte éclairé comme sous le ciseau d’un sculpteur, tout ici respire le chef-d’œuvre.

Debussy y radicalise sa grammaire, Michael Korstick, tout en jouant parfois ces Etudes dans leur premier degré d’exercice, fait flamboyer le manifeste moderniste qu’elles incarnent. Le secret de ce double sens paraît lorsque que ce piano est le moins expansif : l’Etude pour les sixtes, sorte de Canope hiératique, vous transporte sous d’autres latitudes, l’obsessif battement de Pour les sonorités opposées n’aura jamais exposé à ce point son complexe labyrinthe où les sonneries d’un clairon fantôme résonnent, échos du carnage. Inutile de le souligner, les Etudes les plus extraverties sont emmenées dans un geste éclatant, et même la redoutable Pour les accords éclate, virtuose, inextinguible toccata.

Logiquement, la solaire Etude retrouvée avec son faune qui rit dans le vent, s’ajoute au cahier, mais aussi le triptyque que forment Masques, D’un cahier d’esquisses et L’isle joyeuse, poèmes de palette brossée d’un pinceau ardent. Coda avec, réunis en diptyque, l’envoûtant Nocturne et aérienne, persiffleuse, la Tarentelle styrienne, histoire de conclure l’intégrale en lumière. Maintenant, il faudrait que Michael Korstick se trouve un comparse pour En blanc et noir et Lindaraja, mais aussi qu’il songe sérieusement à graver tout le piano d’Emmanuel Chabrier et celui de Maurice Ravel.

C’est un tout autre monde que nous révèle Elodie Vignon, entrant si jeune dans les deux cahiers des Etudes. Lignes claires, piano miroir, toucher fuligineux qui suggère, non plus ce Debussy tourné vers l’avenir, mais comme les ultimes repentirs d’un art qui semble revenir en lui-même, fuyant les horreurs du temps. Tout ce qui se concentre de poésie, toute une certaine tristesse d’un monde qui finit émane de ce clavier subtilement composé, pas si loin de celui qu’y déployait Marie Vermeulin ou que pourrait en tirer aujourd’hui Julien Libeer, clair, si clair que même les ombres sont en lumière.

Lecture univoque et pourtant mystérieuse, qui n’achoppe que sur l’impossible Pour les accords, pris prudemment, mais porté à son crescendo avec science. Le disque se complète avec les fantaisies poétiques déduites par Lucien Noullez des douze Etudes, dites avec tendresse et précision par Clara Inglese, paraphrases subtiles, élégantes, comme les musiques qui les ont inspirées.

LE DISQUE DU JOUR

Claude Debussy (1862-1918)
L’Œuvre pour piano, Vol. 5

12 Études, L. 136, Livres I & II
Étude retrouvée
Masques, L. 105
D’un cahier d’esquisses, L. 99
L’Isle joyeuse, L. 106
Nocturne, L. 82
Danse, L. 69 « Tarantelle styrienne »

Michael Korstick, piano

Un album du label SWR Music SWR19044CD
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Claude Debussy (1862-1918)
12 Études, L. 136, Livres I & II

Elodie Vignon, piano

Un album du label Cyprès CYP1678
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Photo à la une : Nicholas Roerich, Mohammed the Prophet (1925) – Photo : © DR