La conquête du disque

Ernest Ansermet aimait à rappeler que l’un des fondements principaux de son art fut le ballet, chef de fosse pour Diaghilev, ce qui ne fut pas une sinécure. L’expérience lui mit le pied à l’étrier, et son art, dans un métronome qui ne le quittera pas, faisant de cet inconvénient une vertu qu’il emploiera pour ses amis les Modernes, mais aussi chez Mozart : un rare Exsultate, jubilate avec Janine Micheau le prouve.

Decca le signant lui fera enregistrer… Haendel ! C’était prédire faux. Mais ces Concerti grossi, bénéficiant des prémices d’une relecture pas encore absolument philologique que les Anglais osaient alors, s’écoutent avec plus que de la curiosité. Vite le répertoire de cœur allait se dessiner, lancé par une gravure 78 tours de Pétrouchka éclaboussante, elle aussi londonienne. Ansermet le reprendra à l’identique pour le LP monophonique, mais avec ses Genevois qui lui offraient des timbres plus proches de ceux que Stravinsky, réfugié un temps à Morges, avait eus dans l’oreille.

La monophonie fastueuse de Decca, aux dynamiques si avivées, fut d’emblée fabuleuse, faisant son miel de l’acoustique difficile du Victoria Hall, capturant les compositeurs français dans des transparences qu’à Paris on n’y mettait pas toujours, l’esprit d’Ansermet ajoutant ce poivre qui rend son Heure espagnole si piquante, et ce premier Tricorne, aussi avec Danco, plus excitant à mes oreilles, que son si fêté remake stéréo avec la jeune Berganza : remarquez que l’entrée se fait alors de la coulisse, comme Falla le voulait.

Les micros de Decca feront toujours merveille, le lacis si subtil des Mallarmé de Ravel y tisse ses chimères autour d’une Danco fabuleuse qui sera en monophonie, mais si désarmante !, la première Mélisande face à un Pelléas trop peu fêté mais exemplaire de style, Pierre Mollet, et un Golaud terrible, Heinz Rehfuss, Flore Wend, Hélène Bouvier, André Vessières refermant le cercle d’un drame qui semble sorti d’un film de Cocteau.

Même la couleur ne manquera pas à cette monophonie opulente des années quarante et cinquante, les Rimski-Korsakov le prouvent, même la Schéhérazade de Paris avec Nerini, monophonie qui à la coda de cette période n’en est quasiment plus : écoutez seulement l’espace, la projection, la définition de ce prodigieux Oedipus Rex idéalement distribué : Haefliger, Bouvier, Vessières, Cuénod en Berger. Mais écoutez aussi de Londres la Symphonie de Psaumes, et pourtant, on est en 1946.

La somme n’est pas que le complément du coffret des enregistrements stéréophoniques, elle ajoute des œuvres auxquelles Ansermet ne reviendra pas, Deuxième Concerto de Villa-Lobos avec Ellen Ballon, surtout les deux Bloch avec l’impérieux violoncelle de Zara Nelsova. Elle documente le vert printemps de L’Orchestre de la Suisse Romande, alors que la baguette d’Ansermet était plus dessin que pinceau, écoutez les fuser la Joyeuse Marche de Chabrier, ou à l’inverse augmenter les mystères subtils de la Petite Symphonie concertante de Frank Martin.

LE DISQUE DU JOUR

Ernest Ansermet
The Mono Years, 1929-1955

Œuvres de Claude Debussy (1862-1918), Maurice Ravel (1875-1937), Albert Roussel (1869-1937), Igor Stravinsky (1882-1971), Manuel de Falla (1876-1946), Arthur Honegger (1892-1955), Frank Martin (1890-1974), Béla Bartók (1881-1945), Sergei Prokofiev (1891-1953), Georg Friedrich Haendel (1685-1759), Antonio Vivaldi (1678-1741), Alessandro Marcello (1673-1747), Wolfgang Amadeus Mozart (1756-1791), Joseph Haydn (1732-1809), Robert Schumann (1810-1856), Piotr Ilitch Tchaïkovski (1840-1893), Modeste Moussorgski (1839-1881), Nikolai Rimski-Korsakov (1844-1908), Heitor Villa-Lobos (1887-1959), Frédéric Chopin (1810-1849), Ottorino Respighi (1879-1936), Georges Bizet (1838-1875), Mikhaïl Glinka (1804-1857), Alexandre Borodine (1833-1887), Camille Saint-Saëns (1835-1921), Emmanuel Chabrier (1841-1894), Paul Dukas (1865-1935), Ernest Bloch (1880-1959), Robert Oboussier (1900-1975), Walther Geiser (1897-1993)

London Philharmonic Orchestra
L’Orchestre de la Suisse Romande
Orchestre de la Société des Concerts du Conservatoire
London Symphony Orchestra
Ernest Ansermet, direction

Un coffret de 25 CD du label Decca 4851584
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Photo à la une : le chef d’orchestre Ernest Ansermet –
Photo : © Decca Records