Le temps des défis

Lorsque Rafael Kubelík dût finalement quitter Prague en 1948, abandonnant sa chère Philharmonie Tchèque, il se retrouva sans orchestre. Sa réputation l’avait précédé à LondresWalter Legge lui offrit quelques mémorables sessions d’enregistrement avec le Philharmonia Orchestra, alors que Sir Adrian Boult l’approchait, espérant le convaincre de prendre sa succession à la tête de l’Orchestre Symphonique de la BBC. Trop tard, Kubelík avait tranché, acceptant la direction de l’Orchestre Symphonique de Chicago en obéissant d’abord à une nécessité d’ordre privé : son épouse souffrait d’une maladie que seuls les médecins américains pouvaient soigner. Il trouva l’orchestre dans un état plutôt négligé : depuis que Frederick Stock en avait abandonné les destinées, ni Désiré Defauw ni Artur Rodzinki, ce dernier très vite brouillé avec l’administration, n’étaient parvenus à redorer son blason.

On avait pensé un temps à Wilhelm Furtwängler, hypothèse peu probable, Szell et Reiner, approchés eux aussi, avaient choisi Cleveland et Pittsburgh, Kubelík serait le nouveau maître des lieux. Il réforma drastiquement l’orchestre, l’ouvrant au répertoire contemporain et en élevant le niveau artistique à un degré que jamais cette formation n’avait pu atteindre. Un bonheur n’arrivant jamais seul, Wilma Cozart et Robert C. Fine posèrent leurs micros dans l’Orchestra Hall : avec leur Mercury Living Presence ils allaient révolutionner la captation de la phalange symphonique. Cette heureuse concordance produisit un legs en tous points historique qui se voit enfin réédité dans sa complétude.

Si ces deux révolutionnaires de la prise de son n’avaient pas montré une telle assiduité, on n’aurait eu aucune trace au disque du passage de Kubelík à Chicago : l’idiote suprême de la critique musicale américaine, Claudia Cassidy (une vraie langue de pute), n’ayant eu de cesse de salir le travail exceptionnel du chef tchèque. En 1953, Kubelík renonçait, rentrant à Londres où il prit la direction du Royal Opera House, laissant à Fritz Reiner un superbe instrument.

Pour monophonique qu’elles soient, ces gravures sont exceptionnelles par leur balance, leur définition, les dynamiques, leur restitution de l’acoustique de la salle, le naturel même derrière une certaine sophistication qui ne paraît jamais au premier plan, l’ensemble étant parfaitement accordé au propos du chef qui débarrasse de tout romantisme les œuvres de Tchaikovski, de Dvořák et de Smetana, fait entendre le génie novateur de Brahms dans une Première Symphonie stupéfiante, et montre dans Mozart la discipline d’orchestre parfaite à laquelle il était parvenu.

Sommet de l’ensemble peut-être, les œuvres du XXe siècle. Écoutez comme il fait sonner le précis instrumental de Ravel s’appropriant les Tableaux d’une exposition de Moussorgski, les couleurs fauves qu’il met aux Fünf Orchesterstücke de Schönberg, poèmes de sons abstraits, le drive des Métamorphoses symphoniques d’Hindemith, et à revers, le lyrisme étreignant de la Musique pour cordes, percussions et célesta de Bartók, rapsodie nocturne fascinante.

Revenu en Europe, Kubelík connut une idylle heureuse avec les Wiener Philharmoniker durant la seconde moitié des années 50, Symphonies de Brahms avant tout lyriques, un petit ensemble Dvořák où il musarde dans les Danses slaves, s’exalte pour de fabuleuses 7e et 9e Symphonies, puis entoure le violoncelle de Pierre Fournier dans une version crépusculaire du Concerto.

On comparera avec intérêt les versions américaines et viennoises de Ma Patrie : prenez les pages héroïques à Chicago et gardez les plus lyriques avec Vienne ! Avec les Philharmoniker, Kubelík retrouvait une poésie sonore proche de celle distillée par la Philharmonie Tchèque, il osa une Première Symphonie de Mahler dont l’imaginaire lyrique rappelait qu’il connaissait déjà toute l’œuvre de l’auteur du Chant de la Terre bien mieux que l’orchestre !

Chez Tchaikovski, deux merveilles : un Roméo et Juliette incendiaire avec Vienne, et avec le Philharmonique d’Israël, une Sérénade pour cordes bercée de nostalgie.

L’éditeur ajoute les deux opéras enregistrés à la fin des années 1970 avec les forces de Munich : fabuleuses Joyeuses commères de Windsor emmené par la Frau Fluth d’Helen Donath et le Falstaff de Karl Ridderbusch, et ce Freischütz dirigé comme du Mozart où l’Agathe d’Hildegard Behrens met le feu sombre de son grand soprano.

Coda en forme de regret : la mort de Didon des Troyens de Berlioz nous reconduit, dans le mezzo noble de Josephine Veasey, à l’heureux temps de Covent Garden, nous rappelant que le théâtre lyrique fut une constante de Rafael Kubelík.

Les deux coffrets sont des modèles de travail éditorial : remastering exceptionnel, appareil critique fouillé, iconographie choisie, qui achèvent de faire de ces parutions autant d’indispensables.

LE DISQUE DU JOUR

Rafael Kubelik & Chicago Symphony Orchestra
The Mercury Masters

CD 1
Modeste Moussorgski (1839–1881)
Tableaux d’une exposition (Orch. Maurice Ravel)

CD 2
Béla Bartók (1881–1945)
Musique pour cordes, percussion et célesta, Sz. 106, BB 114
Irwin Fischer, célesta – Edward Metzenger, timbales –
Allen Graham, Lionel Sayers, Thomas Glenecke, percussions

Ernest Bloch (1880–1959)
Concerto grosso pour cordes avec piano obbligato
George Schick, piano

CD 3
Antonín Dvořák (1841–1904)
Symphonie No. 9 en mi mineur, Op. 95, B. 178, « Du Nouveau Monde »

CDs 4 & 5
Piotr Ilyitch Tchaikovski (1840–1893)
Symphonie No. 4 en fa mineur, Op. 36, TH 27
Symphonie No. 6 en si mineur, Op. 74, TH 30 « Pathétique »

CD 6
Johannes Brahms (1833–1897)
Symphonie No. 1 en ut mineur, Op. 68

CD 7
Bedřich Smetana (1824–1884)
Má Vlast, JB 1:112

CD 8
Wolfgang Amadeus Mozart (1756–1791)
Symphonie No. 38 en ré majeur, KV 504 « Prague »
Symphonie No. 34 en ut majeur, KV 338

CD 9
Paul Hindemith (1895–1963)
Métamorphoses symphoniques sur des thèmes de Carl Maria von Weber
Arnold Schönberg (1874–1951)
5 Orchesterstücke, Op. 16

CD 10
Perspective, the first reel and experimental stereo – Interview with
Wilma Cozart Fine by Sedgwick Clark

Ernest Bloch
Concerto grosso (first reel of tape, 23 April 1951 – inédit)
Bedřich Smetana
Tábor, extrait de « Má Vlast, JB 1:112 » (enregistrement stéréophonique
expérimental réalisé par Bert Whyte)

Wolfgang Amadeus Mozart (1756–1791)
Symphonie No. 38 en ré majeur, KV 504 « Prague » (extraits
enregistrés en stéréophonie – inédit)

Chicago Symphony Orchestra
Rafael Kubelík, direction
Un coffret de 10 CD du label Mercury Classics (Collection Eloquence Australia 4843028)
Acheter l’album sur le site de la collection Eloquence Australia, sur le site ledisquaire.com, ou sur Amazon.fr – Télécharger ou écouter l’album en haute-définition sur Qobuz.com

Rafael Kubelik
The Complete Decca Recordings

CDs 1–2
Johannes Brahms (1833–1897)
Symphonie No. 1 en ut mineur, Op. 68
Symphonie No. 2 en ré majeur, Op. 73
Symphonie No. 3 en fa majeur, Op. 90
Symphonie No. 4 en mi mineur, Op. 98
Wiener Philharmoniker

CDs 3-5
Antonín Dvořák (1841–1904)
Concerto pour violoncelle No. 2 en si mineur, Op. 104, B. 191
Symphonie No. 7 en ré mineur, Op. 70, B. 141
Symphonie No. 9 en mi mineur, Op. 95, B. 178, « Du Nouveau Monde »
8 Danses slaves, 1ère série, Op. 46, B. 83
8 Danses slaves, 2ème série, Op. 72; B. 147
Pierre Fournier, violoncelle – Wiener Philharmoniker
Sérénade pour cordes en mi majeur, Op. 22, B. 52
Israel Philharmonic Orchestra

CD 6
Bedřich Smetana (1824–1884)
Má Vlast, JB 1:112
Wiener Philharmoniker

CD 7
Gustav Mahler (1860–1911)
Symphony No. 1 en ré majeur
Wiener Philharmoniker

CD 8
Leoš Janáček (1854–1928)
Sinfonietta, JW VI/18
Piotr Ilyitch Tchaikovski (1840–1893)
Roméo et Juliette – Ouverture-fantaisie d’après Shakespeare, TH 42
Wiener Philharmoniker

CDs 9–10
Otto Nicolai (1810–1849)
Die lustigen Weiber von Windsor
Karl Ridderbusch, basse (Sir John Falstaff)
Wolfgang Brendel, baryton (Herr Fluth/Ford)
Alexander Malta, baryton-basse (Herr Reich/Page)
Helen Donath, soprano (Frau Fluth/Alice Ford)
Trudeliese Schmidt, mezzo-soprano (Frau Reich/Anna Page)
Claes-Håkan Ahnsjö, ténor (Fenton)
Heinz Zednik, ténor (Junker Spärlich)
Alfred Šramek, basse (Dr. Cajus)
Lilian Sukis, soprano (Jungfer Anna Reich/Anna Page)
Chor und Symphonieorchester des Bayerischen Rundfunks

CDs 11–12
Carl Maria von Weber (1786–1826)
Der Freischütz, Op. 77, J. 277
Wolfgang Brendel, baryton (Ottokar)
Raimund Grumbach, baryton (Kuno)
Hildegard Behrens, soprano (Agathe)
Helen Donath, soprano (Ännchen)
Peter Meven, basse (Kaspar)
René Kollo, ténor (Max)
Kurt Moll, basse (Un ermite)
Hermann Sapell, baryton (Kilian)
Rolf Boysen, rôle parlé (Samiel)
Theodor Nicolai, rôle parlé (Jäger)
Irmgart Lampart, Adelheid Schiller, Erika Ruggeberg,
Renate Freyer, sopranos (Les 4 demoiselle d’honneur)
Chor und Symphonieorchester des Bayerischen Rundfunks

Hector Berlioz (1803–1869)
« Ah! Ah! Je vais mourir! … Adieu, fière cité » (extrait de « Les Troyens, H. 133 »)
Josephine Veasey, mezzo-soprano
Orchestra of the Royal Opera House, Covent Garden

Rafael Kubelík, direction
Un coffret de 12 CD du label Decca (Collection Eloquence Australia 4841452)
Acheter l’album sur le site de la collection Eloquence Australia, sur le site ledisquaire.com, ou sur Amazon.fr

Photo à la une : le chef d’orchestre Rafael Kubelik – Photo : © DR