Anatomie d’un génie

Lorsque à l’hiver 19711972, Paavo Berglund prit la direction musicale de l’Orchestre Symphonique de Bournemouth, l’objet de son art était déjà Sibelius, au disque même : en 1968, avec sa formation de la Radio finlandaise, il signait de granitiques versions de la 4e Symphonie et de Tapiola pour Finlandia, label tombé depuis dans l’escarcelle de Warner Classics, ce qui rend incompréhensible leur absence dans cette belle boîte.

Cet alpha sibélien aurait expliqué le geste drastique, l’abrupt minéral de ce qui allait constituer la pierre angulaire de sa discographie avec la formation dorsetoise, les Symphonies de Jean Sibelius, première approche qui sera suivie de deux autres où l’art du chef tendra à sa quintessence sans pourtant égaler l’impact physique de la proposition princeps. Sibelius avait dirigé l’orchestre en son temps, corrigeant les fautes d’édition, notant les coups d’archets, Berglund le savait, fit son miel des partitions conservées avec soin par le bibliothécaire, ce fut l’amorce de l’infatigable travail qu’il entreprit pour rendre au corpus symphonique de l’auteur d’En Saga sa vêture native. Cette mise en abîme dans les sources fera jaillir du continent Sibelius le roc immergé dont il était né : Kullervo, vaste symphonie centrée sur le héros tragique du Kalevala, deux solistes, chœur d’hommes, orchestre immense où toute la modernité de la syntaxe sibélienne est enclose. Face à ce séisme, les deux premières symphonies sont des voyages vers le passé.

Le génie de Berglund, sa direction drastique où déjà un vocabulaire minimaliste tendant à l’abstraction est sensible, le sens de l’épique incarné par une sonorité d’ensemble minérale, éclatent dans cette gravure qui produisit chez beaucoup de mélomanes l’effet d’un coup de poing au plexus. La grande scène centrale, le chœur lançant le drame, le dialogue de Kullervo avec celle qu’il ne sait pas être sa sœur, les terribles assénements verticaux qui sacrent l’horreur du viol sont parmi les choses les plus terriblement terrifiantes, mais émouvantes aussi, que le disque ait captés, et Raili Kostia et Usko Vitanen restant inégalés ; seul Jorma Hynninen pourra à nouveau incarner la malédiction de Kullervo, justement pour Paavo Berglund qui, revenu à Helsinki, gravait sa seconde intégrale des Symphonies avec l’appoint formidable du Chœur d’hommes de l’Académie d’Etat estonien venu renforcer les Finlandais : couleurs plus subtiles, geste plus abstrait, la décantation était en marche.

À Bournemouth, ces premiers Sibelius pour EMI restent saisissants comme à leur parution, 6e Symphonie arachnéenne (pas autant que Karajan DGG, mais…), 4e glaciale, 5e roide, 7e incendiaire, côté poèmes symphoniques un Luonnotar hypnotique avec l’immense Taru Valjakka (seules les deux Elisabeth, Söderström au disque, Schwarzkopf pour la Radio finlandaise, l’auront égalée), La Fille de Pohjola, En Saga, Le Barde, Les Océanides et Tapiola forment, avec les Scènes historiques, les musiques de scènes pour Christian II, les deux Légendes (Le Cygne de Tuonela, Le Retour de Lemminkaïnen, incompréhensible que Berglund n’ait jamais gravé les deux autres poèmes) une anthologie fondatrice.

À quoi s’ajoutent un Concerto pour violon et des humoresques avec une Ida Haendel suprêmement inspirée par ce chef si attentif à ses solistes ; écoutez seulement les Concertos de Grieg et de Schumann pour John Ogdon, le Walton pour Paul Tortelier, et avec le London Philharmonic un si éloquent Double Concerto de Brahms où le violoncelliste français est rejoint par Yehudi Menuhin. Cet art de l’écoute offrira un support essentiel à Ida Haendel pour une lecture transcendante, probablement définitive malgré la saisissante gravure de Frank Peter Zimmermann, du Concerto de Britten. Écoutez aussi les 4e et 6e Symphonies de Vaughan Williams, dont les maelströms spectaculaires en remontrent à Sir Adrian Boult lui-même.

Spectaculaire. L’adjectif est lâché, il s’applique sans connotation négative à quatre Symphonies de Chostakovitch qui furent autant de défis à se surpasser pour les ingénieurs d’Abbey Road. Le massacre de la Place du Palais dans la Onzième Symphonie, l’odeur de poudre et de mort, sont insolubles. Inouï simplement, comme une Dixième anthologique.

Coda sibélienne, dans l’effectif resserré du Chamber Orchestra of Europe, toutes les Symphonies (mais pas Kullervo, fatalement), épurées, quasi essorées, regardées par certains comme miraculeuses, mais qu’il faut plutôt visionner dans leur captation vidéo (ICA Classics) pour en saisir le propos radical. Elles me laissent indifférent.

Alors je reviens à Má Vlast avec la Staatskapelle de Dresde (quelle Sarka !) que le chef finlandais regardait, non sans coquetterie, comme son meilleur disque, à ces pages persifleuses du Coq d’or, à l’élégance empoisonnée de cette Valse triste avec le Philharmonia, sommet avec une lecture énigmatique de Tapiola, d’un album Sibelius méconnu, à ces deux disques Grieg, à ce 3e de Rachmaninov pour Leif Ove Andsnes, à cette terrible Symphonie de Franck, diamant noir de la discographie, à ce disque Bliss où personne ne l’attendait, comme pour la Première Valse de Glazounov, perles éparses d’une discographie plus diverse qu’on ne le croit et dont la seule paille reste cette 5e Symphonie de Carl Nielsen minimaliste, réduite à sa lettre seule, un comble lorsque l’on sait les tempêtes de massacre qu’y déclenchait six ans plus tôt à Londres Jascha Horenstein. Heureusement, Paavo Berglund y reviendra, ainsi qu’aux cinq autres Symphonies, avec un orchestre rompu à cette syntaxe, mais ceci est une autre histoire.

LE DISQUE DU JOUR

Paavo Berglund
The Warner Edition Complete EMI Classics & Finlandia Recordings

CD 1
Arthur Bliss (1891-1975)
Concerto pour violoncelle et orchestre
Miracle in the Gorbals
Arto Noras, violoncelle – Bournemouth Symphony Orchestra

CD 2
Johannes Brahms (1833-1895)
Concerto pour violon, violoncelle et orchestre en la mineur, Op. 102
Yehudi Menuhin, violon – Paul Tortelier, violoncelle – London Philharmonic Orchestra

CD 3
Benjamin Britten (1913-1976)
Concerto pour violon et orchestre, Op. 15
William Walton (1902-1983)
Concerto pour violon et orchestre
Ida Haendel, violon – Bournemouth Symphony Orchestra

CD 4
César Franck (1822-1890)
Symphonie en ré mineur, CFF 130
Variations symphoniques, CFF 137
Sylvia Kersenbaum, piano – Bournemouth Symphony Orchestra

CD 5
Alexandre Glazounov (1865-1936)
Concerto pour piano et orchestre No. 1 en fa mineur, Op. 92
Richard Yardumian (1917-1985)
Passacaglia, Recitative and Fugue
John Ogdon, piano – Bournemouth Symphony Orchestra

CD 6
Edvard Grieg (1843-1907)
Concerto pour piano et orchestre en la mineur, Op. 16
Robert Schumann (1810-1856)
Concerto pour piano et orchestre en la mineur, Op. 54
John Ogdon, piano – New Philharmonia Orchestra

CD 7
Edvard Grieg (1843-1907)
Peer Gynt – Suite No. 1, Op. 46
Peer Gynt – Suite No. 2, Op. 55
Hugo Alfvén (1872-1960)
Midsommarvaka. Rhapsodie suédoise No. 1 en ré majeur, Op. 19
Gustav Adolf II – Suite orchestrale, Op. 49 (extrait : VII. Élégie)
Armas Järnefelt (1869-1958)
Praeludium
Bournemouth Symphony Orchestra

CD 8
Edvard Grieg (1843-1907)
Danses symphoniques, Op. 64
Altnorwegische Romanze mit Variationen, Op. 51 (version orchestrale)
Bournemouth Symphony Orchestra

CD 9
Carl Nielsen (1865-1931)
Symphonie No. 5, Op. 50, FS 97
Bournemouth Symphony Orchestra

CD 10
Sergei Rachmaninov (1873-1943)
Concerto pour piano et orchestre No. 3 en ré mineur, Op. 30
Leif Ove Andsnes, piano – Oslo Philharmonic Orchestra

CD 11
Nikolai Rimski-Korsakov (1844-1908)
Le Coq d’or – Suite (ou Impressions musicales)
Sergei Prokofiev (1891-1953)
Nuit d’été, Op. 123 (Suite symphonique d’après l’opéra « Les Fiançailles au couvent »)
Bournemouth Symphony Orchestra

CDs 12-16
Dmitri Chostakovitch (1906-1975)
Symphonie No. 5 en ré mineur, Op. 47
Symphonie No. 6 en si mineur, Op. 54
Symphonie No. 11 en sol mineur, Op. 103
Symphonie No. 7 en ut majeur, Op. 60 « Leningrad »
Symphonie No. 10 en mi mineur, Op. 93
Concerto pour piano [No. 1], trompette et cordes en ut mineur, Op. 35*
Concerto pour piano et orchestre No. 2 en fa majeur, Op. 102
Cristina Ortiz, piano – *Rodney Senior, trompette – Bournemouth Symphony Orchestra

CDs 17-26
Jean Sibelius (1865-1957)
Les enregistrements avec le Bournemouth Symphony Orchestra (années 1970)

Symphonie No. 1 en mi mineur, Op. 39
Scènes historiques – Suite No. 1, Op. 25
Symphonie No. 2 en ré majeur, Op. 43
Symphonie No. 3 en ut majeur, Op. 52
Pelléas et Mélisande, Op. 46
Symphonie No. 4 en la mineur, Op. 63
Le Barde, Op. 64
Symphonie No. 5 en mi bémol majeur, Op. 82
En Saga, Op. 9
Symphonie No. 6 en ré mineur, Op. 104
Luonnotar, Op. 70
Taru Valjakka, soprano
La Fille de Pohjola, Op. 49
Symphonie No. 7 en ut majeur, Op. 105
Les Océanides, Op. 73
Tapiola, Op. 112
Kullervo, Op. 7 – pour soprano, baryton, choeur d’hommes et orchestre
Raili Kostia, mezzo-soprano – Usko Viitanen, baryton – Choeur d’hommes de l’Université d’Helsinki
Scène avec grues, Op. 44 No. 2
Cygne blanc, Op. 54a (4 extraits : II. La Harpe ; III. Les jeunes filles aux roses ; IV. « Écoutez le rouge-gorge chanter » ; VI. Svanevit, et le prince
Finlandia, Op. 26
4 Légendes du Kalevala, Op. 22 (2 extraits : II. Le Cygne de Tuonela ; IV. Le Retour de Lemminkäinen)
Karelia-Suite, Op. 11 (extrait : I. Intermezzo)
Suite de « Kung Christian II », Op. 27 (3 extraits : I. Nocturne ; II. Elégie ; III. Musette)
Valse triste, Op. 44 No. 1
Concerto pour violon et orchestre en ré mineur, Op. 47
Sérénade pour violon et orchestre No. 1 en ré majeur, Op. 69a
Sérénade pour violon et orchestre No. 2 en sol mineur, Op. 69b
Humoreske pour violon et orchestre No. 5 en mi bémol majeur, Op. 89 No. 3
Ida Haendel, violon

CD 27
Jean Sibelius (1865-1957)
Le LP avec le Philharmonia Orchestra (1983)

Finlandia, Op. 26
Tapiola, Op. 112
4 Légendes du Kalevala, Op. 22 (2 extraits : II. Le Cygne de Tuonela ; IV. Le Retour de Lemminkäinen)
Valse triste, Op. 44 No. 1

CDs 28-33
Jean Sibelius (1865-1957)
Les enregistrements avec le Helsinki Philharmonic Orchestra (années 1980)

Symphonie No. 4 en la mineur, Op. 63
Symphonie No. 7 en ut majeur, Op. 105
Kullervo, Op. 7 – pour soprano, baryton, choeur d’hommes et orchestre
L’Origine du feu, Op. 32
Cantate « Oma maa », Op. 92*
Eeva-Liisa Saarinen, mezzo-soprano – Jorma Hynninen, baryton – Choeur d’hommes de l’Académie d’Etat d’EstonieChoeur d’hommes de l’Université d’Helsinki*Choeur de la Société de l’Académie
Symphonie No. 1 en mi mineur, Op. 39
Symphonie No. 6 en ré mineur, Op. 104
Symphonie No. 3 en ut majeur, Op. 52
Symphonie No. 5 en mi bémol majeur, Op. 82
Symphonie No. 2 en ré majeur, Op. 43
Les Océanides, Op. 73
Finlandia, Op. 26

CDs 34-37
Jean Sibelius (1865-1957)
Les enregistrements avec le Chamber Orchestra of Europe (années 1990, Finlandia)

Symphonie No. 1 en mi mineur, Op. 39
Symphonie No. 3 en ut majeur, Op. 52
Symphonie No. 2 en ré majeur, Op. 43
Symphonie No. 4 en la mineur, Op. 63
Symphonie No. 6 en ré mineur, Op. 104
Symphonie No. 5 en mi bémol majeur, Op. 82
Symphonie No. 7 en ut majeur, Op. 105

CD 38
Bedřich Smetana (1824-1884)
Má Vlast, JB 1:112
Staatskapelle Dresden

CD 39
Antonín Dvořák (1841-1904)
Scherzo capriccioso en ré bémol majeur, Op. 66, B. 131
Rhapsodie slave en la bémol majeur, Op. 45/B. 86 No. 3
Staatskapelle Dresden
Ralph Vaughan Williams (1872-1958)
Symphonie No. 6 en mi mineur
Concerto pour hautbois et cordes
John Williams, hautbois – Bournemouth Symphony Orchestra

CD 40
Ralph Vaughan Williams (1872-1958)
Symphonie No. 4 en fa mineur
The Lark Ascending
Barry Griffiths, violon – Royal Philharmonic Orchestra

CD 41
Sir William Walton (1902-1983)
Concerto pour violoncelle et orchestre
Dmitri Shostakovich (1906-1975)
Concerto pour violoncelle et orchestre No. 1 en mi bémol majeur, Op. 107
Paul Tortelier, violoncelle – Bournemouth Symphony Orchestra

CD 42. Entry of the Boyars
Johan Halvorsen (1864-1935)
Marche d’entrée des Boyars, en si bémol majeur
Jean Sibelius (1865-1957)
Karelia-Suite, Op. 11 (2 extraits : I. Intermezzo ; III. Alla marcia)
Chant de printemps, Op. 16
Scènes historiques – Suite No. 1, Op. 25 (extrait : III. Festivo)
M. Schalaster
Liana
Ole Bull (1810-1880)
Le dimanche de la jeune fille au foyer
Mikhaïl Glinka (1804-1857)
Valse-fantasie
Nikolai Rimski-Korsakov (1844-1908)
La Nuit de mai – Ouverture
Alexandre Glazounov (1865-1936)
Valse de concert No. 1 en ré majeur, Op. 47
Bournemouth Symphony Orchestra

Un coffret de 42 CD du label Warner Classics 5054192661501
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Photo à la une : le chef d’orchestre Paavo Berglund – Photo : © DR