Funeste passion

Trop moderne ? Le Roi et ses familiers y assistèrent, furent-ils aussi interdits que Le Cerf de La Vieville qui tançait l’ouvrage de « méchant opéra de Médée » ? Reprenant les schémas de Lully, cinq actes avec scènes de magie noire, Charpentier tourne le dos à ses successeurs, sous le filtre implacable du fabuleux livret que Thomas Corneille lui a troussé.

Noir c’est noir : acte après acte, l’ouvrage prend des teintes de plus en plus funestes, et toute la dramaturgie de cet opéra qui aura attendu le XXe siècle pour que son singulier génie soit reconnu (d’abord au disque au début des années 1950 par des extraits enregistrés sous la houlette de Nadia Boulanger avec Irma Kolassi en magicienne) opère une révolution dont Jean-Marie Villégier avait retranscrit avec subtilité les audaces. L’écho de cette renaissance aura paru, animé par William Christie qui reviendra à l’ouvrage en trouvant enfin sa magicienne, Lorraine Hunt, plus émouvante que terrifiante.

Hervé Niquet, lui aussi, a sa meurtrière, qui fait des mots de Thomas Corneille autant de flèches empoisonnées. Quel rôle de composition pour Véronique Gens ; comme elle s’y engouffre ! Dès ses premiers mots encore heureux, une inquiétude perce qui se fera au cours de l’Acte III désespoir – écoutez « Quel prix de mon amour » – avant de verser dans la fureur.

Autour de ce diamant noir, Hervé Niquet assemble un orchestre touffu, pour ne pas écrire étouffant, saturé d’espressivo, ardant les italianismes qui furent tant reprochés à Charpentier. Sommet, après la magie noire qui clôt l’Acte III, tout l’acte suivant, d’une puissance dramatique folle où l’autre vrai grand rôle de l’opéra, Créon (formidable Thomas Dolié), va rejoindre Médée, qui l’instrumente, dans sa folie meurtrière ; à l’Acte V il tuera Oronte avant de se donner la mort. Cet Acte VMédée enflamme la robe de Creuse de sa baguette maléfique n’aura jamais résonné avec tant d’amertume, jusque dans sa preste coda, quasi abrupte, quand Médée réduit Corinthe en cendres.

Cette nouvelle Médée ne doublonnera pas les entreprises de William Christie. Son approche saisit l’ouvrage d’un autre angle, celui du drame absolu, qui n’effleurera pas le Jason solaire et un peu pusillanime de Cyrille Dubois (« Je serais heureux si j’étais moins aimé » dit tout), magnifique tout au long de l’Acte II dans la grande scène avec Creuse, si touchante dans les inflexions que lui confère Judith van Wanroij. L’attention apportée aux derniers éclaircissements qui permettent d’affiner encore son interprétation historiquement informée précise le visage si singulier de cet opéra écrit voici plus de trois siècles.

LE DISQUE DU JOUR

Marc-Antoine Charpentier (1643-1704)
Médée, H. 491

Véronique Gens, soprano (Médée)
Cyrille Dubois, ténor (Jason)
Judith van Wanroij, soprano (Creuse)
Thomas Dolié, baryton (Créon)
David Witczak, baryton (Oronte)
Hélène Carpentier, soprano (La Victoire, Nérine, L’Amour)
Adrien Fournaison, baryton-basse (Le chef du Peuple, Un habitant,
Un Argien, La Vengeance)

Floriane Hasler, mezzo-soprano (Bellone), David Tricou (Un berger,
Premier Corinthien, Un Argien, Le Troisième captif)

Fabien Hyon, ténor (Un berger, Arcas, Deuxième Corinthien, La Jalousie)
Jehanne Amzal, soprano (Une Italienne, Cléone, Première bergère,
Première captive, Premier fantôme)

Marine Lafdal-Franc, soprano (La Gloire, Deuxième bergère,
Deuxième captive, Deuxième fantôme)

Le Concert Spirituel
Hervé Niquet, direction

Un album de 3 CD du label Alpha Classics 1020
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Photo à la une : les sopranos Judith van Wanroij (Creuse) et Véronique Gens (Médée), sous la direction d’Hervé Niquet, au Théâtre des Champs-Elysées, à Paris, en 2023 – Photo : © Elise Grosbois