Osmose

Au disque, l’alliance entre le Concertgebouw et Nikolaus Harnoncourt aura débuté, et en fait culminé, au long d’un cycle Mozart – symphonies, opéras – qui donnèrent du piment aux années 1980 : il suffit d’entendre l’effervescence du Finale de la Jupiter, ses contrechants et contrepoints vertigineux, pour comprendre que la publication de l’écho des concerts réunis dans ce coffret faramineux ne produira aucun doublon : Harnoncourt est le chef de l’instant, aussi fanatiquement préparé que soit l’orchestre qui, ici, semble à revers de la perfection classique et un rien trop surveillée offerte jadis par ses musiciens à Josef Krips. Un autre monde, fait d’audaces, d’attaques, d’accents, de transparences sidérales dans le marbre même du son.

Un plaisir athlétique emporte toutes ces captations sur le vif, une urgence et une folie sont leur première raison, également le désir d’un certain absolu qui fait de la Romantique de Bruckner une Arcadie flamboyante, et des Première et Troisième Symphonies de Schumann des contes et des paysages. Fascinant, surtout lorsque l’on pense évidement que tout commença entre l’orchestre néerlandais et le chef viennois chez Bach.

Pour Harnoncourt, c’était introduire son propre univers au sein d’une formation qui avait appris ses Passions chez Van Beinum et Jochum, première étape d’une métamorphose après l’ère Mengelberg, que le Viennois allait transformer en révolution. Chaque Pâques, la Saint Jean et la Saint Matthieu alterneront, et à l’écoute de la Johannes-Passion de 1984, je regrette que toutes les autres captations des deux œuvres ne fassent déjà l’objet d’une publication exhaustive.

Plus encore que l’orchestre, c’est le travail conjoint sur le chœur avec Klaas Stok, qui s’avère saisissant, rappelant cet adage souvent prononcé par Harnoncourt : toute musique est parole. La turba est spectaculaire, les voix ne sont pas unifiées et montrent des visages et des âmes ; sur ce saisissant théâtre pictural règne L’Évangeliste ardent de Kurt Equiluz, ravageur, péremptoire, qui, vous prend par le col et vous projette dans la crucifixion. Simplement inouï.

Puisque j’en suis aux voix, quelques merveilles : l’Eva de La Création selon Dorothea Röschmann, le Christ de Robert Holl, deux airs de concert (Mozart et Beethoven) avec une superbe Charlotte Margiono (qui au disque fut sa Comtesse, sa Fiordiligi), un Klänge der Heimat pimenté par Arleen Auger, et d’étreignants Chants bibliques de Dvořák selon Christian Gerhaher, ajout majeur à la discographie du chanteur comme du chef, ce dernier la voyant augmentée du grand Psaume 42 de Mendelssohn et d’une version intégrale du Songe d’une nuit d’été un rien dépareillée par un récitant excessif.

Traquer les merveilles absolues outre celles déjà mentionnées ? Une Première Symphonie de Beethoven jouée comme une révolution, une Missa solemnis tonnante et pourtant céleste, certainement sa plus belle, en tous cas sa plus aboutie, une Grande de Schubert où soudain Vienne paraît derrière Amsterdam (ce qui vaut aussi pour l’Inachevée, lyrique avant tout), la Troisième Symphonie de Brahms, sculptée et chantée à la fois, plus ambivalente qu’une Première Symphonie tout orage, et cette Septième de Dvořák ténébreuse et exaltée, dont on peut suivre également les répétitions.

Et puis ce 13e Concerto de Mozart – l’a-t-on par ailleurs dirigé par Harnoncourt, je ne sais plus trop – où le piano élégant et émouvant de Malcolm Frager vient nous rappeler que chaque note de cet artiste est un trésor.

Par où commencerez-vous ? Peu importe, cette boîte de Pandore vous ensorcèlera.

LE DISQUE DU JOUR

Nikolaus Harnoncourt
& Royal Concertgebouw Orchestra

The Radio Recordings, 1981-2012

Johann Sebastian Bach (1685-1750)
Johannes Passion, BWV 245
Kurt Equiluz, ténor – Robert Holl, basse – Jolanta Radek, soprano – Marjana Lipovsek, contralto – Anthony Rolfe Johnson, ténor – Anton Scharinger, baryton-basse – Choir of the Royal Concertgebouw Orchestra

Felix Mendelssohn Bartholdy (1809-1847)
Psaume 42, Op. 42 « Wie der Hirsch schreit nach frischem Wasser »
Julia Kleiter, soprano – Netherlands Chamber Choir

Joseph Haydn (1732-1809)
Die Schöpfung, Hob. XXI:2
Dorothea Röschmann, soprano – Kurt Streit, ténor – Anthony Michaels-Moore, baryton – Arnold Schoenberg Chor

Wolfgang Amadeus Mozart (1756-1791)
Ch’io mi scordi di te?… Non temer, amato bene, K. 505
Charlotte Margiono, soprano – Marja Bon, piano
Symphonie No. 39 en mi bémol majeur, K. 543
Symphonie No. 40 en sol mineur, K. 550
Symphonie No. 41 en ut majeur, K 551 « Jupiter »
Concerto pour piano et orchestre No. 13 en ut majeur, K. 415
Malcolm Frager, piano

Ludwig van Beethoven (1770-1827)
Missa solemnis, Op. 123
Marlis Petersen, soprano – Elisabeth Kulman, contralto – Werner Güra, ténor – Gerald Finley, baryton-basse – Netherlands Radio Choir
Symphonie No. 1 en ut majeur, Op. 21
Ah! perfido, Op. 65
Charlotte Margiono, soprano

Franz Schubert (1797-1828)
Symphonie No. 9 en ut majeur, D. 944 « Grande »
Symphonie No. 8 en si mineur, D. 759 « Inachevée »

Johannes Brahms (1833-1897)
Symphonie No. 1 en ut mineur, Op. 68
Ouverture tragique, Op. 81
Symphonie No. 3 en fa majeur, Op. 90

Robert Schumann (1810-1856)
Manfred, Op. 115 – Ouverture
Symphonie No. 1 en si bémol majeur, Op. 38 « Le printemps »
Symphonie No. 3 en mi bémol majeur, Op. 97 « Rhénane »

Antonín Dvořák (1841-1904)
10 chants bibliques, Op. 99
Christian Gerhaher, baryton
Symphonie No. 7 en ré mineur, Op. 70 (avec extraits de répétition)

Anton Bruckner (1824-1896)
Symphonie No. 4 en mi bémol majeur, WAB 104 « Romantique »

Johann Strauss II (1825-1899)
An der schönen, blauen Donau, Op. 314
Die Fledermaus (2 extraits : So muss allein ich bleiben ; Klänge der Heimat)
Arleen Auger, soprano

Felix Mendelssohn Bartholdy (1809-1847)
A Midsummer Night’s Dream – musique de scène, Op. 61
Julia Kleiter, soprano – Elisabeth von Magnus, mezzo-soprano – Gerd Böckman, récitant – Netherlands Chamber Choir

Royal Concertgebouw Orchestra
Nikolaus Harnoncourt, direction

Un coffret de 15 CD, assorti d’un livret à l’iconographie abondante, du label RCO Live RCO1907
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Photo à la une : le chef d’orchestre Nikolaus Harnoncourt – Photo : © DR