Fantasmagories

Qui connaît encore Adolf Jensen ? Eroticon, l’un de ses opus majeurs, est à l’exacte croisée de Schumann et de Grieg, piano de couleurs, capricieux, avec quelques éléments de la syntaxe de Liszt. Un épigone ? Impossible de l’y réduire. La singularité du propos, l’écriture irisée, la lyrique un rien souffrée auront garanti du moins à cet opus une certaine survie, Claudio Arrau le jouait encore dans les années vingt. Severin von Eckardstein le place en incipit d’un album consacré à l’univers Schumann, en en distillant les beautés avec cette élégance un peu lointaine, ce dandysme du son qui raffine un vocabulaire merveilleux, singulier, et assez unique dans une génération que l’ombre tutélaire de Brahms dévorera.

Le bref orage capricieux du Scherzo de Julius Reubke, mort plus jeune encore que Jensen, avoue évidemment son admiration pour Liszt, Von Eckardstein le file dans un clavier impondérable, rais de lumière rasant, ruban irréel qui parcourt l’aigu, c’est Puck qui danse entre les éclairs.

Puis soudain la scansion emportée ouvrant Kreisleriana dévoile un autre monde. Severin von Eckardstein se gardera bien d’y inviter trop frontalement Hoffmann, il englobe d’un seul regard la structure en arche, ne la sacrifie pas aux épisodes, tient le tout dans un seul geste, chantant avec retenue, cultivant dès le Sehr ruhig un dolce de poète.

On se doute que l’ultime caprice ne claudiquera pas comme chez Horowitz : la silhouette se perd à mesure dans un brouillard subtilement réglé, l’écho de la main gauche faisant un Döppelgänger, le chant profond qui succède s’élevant avec des splendeurs de choral.

Cette idée que Kreisleriana n’est pas, d’abord, une suite de portraits ou d’actions, comme l’est Carnaval, mais bien un univers fini, une complétude, n’a pas été si souvent défendue, Wilhelm Kempff s’y est essayé, Severin von Eckardstein retrouve une part de sa poésie, y ajoute des contrastes, une tension parfois, sans jamais forcer le trait. On entre dans ce qui est un récit, on en tire le fil au point d’en oublier le piano lui-même, manière trop rarement osée ici.

Quel sera le prochain voyage de Severin von Eckardstein chez Schumann ? Humoreske, les Etudes Symphoniques semblent écrites pour son piano.

LE DISQUE DU JOUR

Adolf Jensen (1837-1879)
Eroticon, Op. 44
Julius Reubke (1834-1858)
Scherzo, Op. 3
Robert Schumann
(1810-1856)
Kreisleriana, Op. 16

Severin von Eckardstein, piano

Un album du label Artalinna ATL-A036
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Photo à la une : le pianiste Severin von Eckardstein –
Photo : © Edouard Brane