Plénitude

Voilà, la boucle est bouclée, et dans le sillage de l’année Beethoven le corpus des Sonates pour violon et piano aura connu deux nouvelles intégrales majeures. Le sang neuf apporté par le tandem Lorenzo GattoJulien Libeer aurait-il inspiré le geste si libre, le jeu conquérant de Frank Peter Zimmermann et de Martin Helmchen qui, ici, tirent définitivement les trois dernières Sonates du salon vers le concert ? Probable, on retrouvera chez eux l’énergie dionysiaque, le jeu d’archet impétueux et le piano clair et pourtant profus que leurs cadets avaient déjà montrés.

Mais Zimmermann et Helmchen ajoutent une conflictualité du discours, un ton nerveux et comme improvisé, des humeurs et même des étrangetés qui font les plus excitantes Variations de la « Kreutzer » que j’ai entendues depuis celles de Bronislaw Huberman et Ignaz Friedman. Une versatilité supplémentaire, des échanges qui fusent soulignent l’apport considérable que le grand piano de concert à cordes parallèles construit par Chris Maene (Daniel Barenboim l’inaugura en 2015) apporte au duo. L’élégance qu’il permet à force de timbres si nettement variés inspire à l’archet de Zimmermann une poésie transcendante tout au long d’une 10e Sonate anthologique.

Avec un tel piano, et un pianiste aussi pertinent qu’inspiré, Frank Peter Zimmermann ne devrait pas hésiter à revisiter les œuvres pour violon et clavier de Mozart, d’autant que leur corpus s’est trouvé sensiblement augmenté par de nombreuses découvertes ces dernières années.

Alors que paraît cet ultime volume d’une intégrale qui fait déjà date, le label des Berliner Philharmoniker publie un de ses somptueux coffrets dont il a le secret, dévolu à quelques concertos donnés par Frank Peter Zimmermann à la Philharmonie. Ajout majeur à sa discographie, les deux Concertos de Bartók. Il donne au récitatif qui ouvre le Premier Concerto un ton de ballade nocturne, où paraît le portrait musical crépusculaire de Stefi Geyer, dont la danse du Finale teintée d’une touche d’ironie machiavélique, ne parviendra pas à effacer la puissance d’émotion qui s’invite à nouveau dans l’esquisse de valse, subtilement dansée d’un archet rêveur. Zimmermann rapproche l’univers onirique de cette œuvre inclassable de l’esthétique de la Seconde École de Vienne, l’accompagnement plein de « Klangfarbenmelodie » que lui distille Alan Gilbert n’est pas pour peu dans tant de poésie.

La harpe effleurée qui ouvre le Deuxième Concerto serait déjà un automne en soi, l’archet fluide qui vient y dérouler sa longue phrase fascine, avant de cabrer ses caprices de violoneux, rappelant le geste d’un Ivry Gitlis, l’abrasion des cordes en moins. C’est que Zimmermann préfère toujours l’élégance, même dans les nuances les plus sombres. Miracle, le soliste et le chef font danser cette partition insaisissable entre abstraction et récit rhapsodique, le chant tour à tour nostalgique ou suractif du violon se tissant dans un orchestre-monde aux teintes fascinantes, d’une variété d’émotions, d’une palette de couleurs avec sfumato(s) qui rendent justice au ton de grande ballade de ce qui reste le plus lyrique des concertos pour violon du XXe siècle.

Je retrouve le même univers « nuit et brouillard » au long d’un Concerto « À la mémoire d’un ange » que Kirill Petrenko dirige comme en rêve, partant d’un pianissimo immatériel où peu à peu le violon déploie son arche. Dialogue éperdu entre un orchestre enténébré dont Petrenko souligne les éléments de choral empruntés à Bach (et pas seulement dans les dernières mesures) et un violon qui poursuit un chant sans cesse interrompu.

Le chant, la phrase pure, vous les trouverez dans un admirable Concerto de Beethoven, que Daniel Harding épure jusqu’au classicisme, effaçant les Berliner pour mieux faire rayonner ce violon alouette qui chante, preste, éperdu dans un Larghetto désarmant de tendresse, joué comme improvisé, et d’une telle plénitude, de sonorité comme de geste, merveille d’un ensemble précieux à plus d’un titre.

LE DISQUE DU JOUR

Ludwig van Beethoven (1770-1827)
Sonate pour violon et piano No. 8 en sol majeur,
Op. 30 No. 3

Sonate pour violon et piano No. 9 en la majeur, Op. 47
« Kreutzer »

Sonate pour violon et piano No. 10 en sol majeur, Op. 96

Frank Peter Zimmermann, violon
Martin Helmchen, piano
Un album du label BIS Records 2537
Acheter l’album sur le site du label BIS Records ou sur Amazon.fr – Télécharger ou écouter l’album en haute-définition sur Qobuz.com

Ludwig van Beethoven (1770-1827)
Concerto pour violon et orchestre en ré majeur, Op. 61
Alban Berg (1885-1935)
Concerto pour violon et orchestre, « À la mémoire d’un ange »
Béla Bartók (1881-1945)
Concerto pour violon et orchestre No. 1, Sz. 36, BB 48a
Concerto pour violon et orchestre No. 2, Sz. 112, BB 117

Frank Peter Zimmermann, violon
Berliner Philharmoniker
Daniel Harding, direction (Beethoven, 21 décembre 2019)
Kirill Petrenko, direction (Berg, 19 septembre 2020)
Alan Gilbert, direction (Bartók, 29 novembre 2016)
Un coffret livre-disque au format italien de 2 CD et 1 Blu-Ray du label Berliner Philharmoniker Recordings BPHR210151
Acheter l’album sur le site du label des Berliner Philharmoniker

Photo à la une : le violoniste Frank Peter Zimmermann – Photo : © DR