Portraits de Bach en jeune homme

À l’orée de son œuvre, Bach s’empara d’une forme codifiée pour y oser ses fantaisies, y enclore son imaginaire, œuvres d’atelier au sens noble du terme, où l’on peut voir l’artiste inventer sa syntaxe, son vocabulaire. Les pianistes y vinrent rarement, comme empêchés par le geste radical, mais aussi univoque, de Glenn Gould, du moins Jean-Bernard Pommier et Alessandro Deljavan y auront dit au même étiage que le Canadien leurs vérités propres.

Laurent Cabasso s’ajoute à ce trio, infusant à ces sept fantaisies une fraîcheur, des allégresses, et aussi une poésie qui soudain vient vous cueillir sans prévenir. Il projetait de les enregistrer depuis longtemps, mais l’instrument idéal lui manquait, il l’espérait clair, sonore, avec des registres contrastés où les polyphonies pourraient fleurir sans efforts, les lignes de chant dans leurs entrelacs ne jamais se perdre, le clavier répétant léger mais plein.

Les cordes parallèles de l’Opus 102 de Stephen Paulello, instrument souvent discuté, saisissent avec une exactitude diabolique son jeu altier et fluide à la fois, faisant tout entendre des imaginaires lyriques qu’il infuse dans les audaces du jeune Bach. Si bien que ces œuvres souvent vues par les clavecinistes comme des abstractions font tout un petit théâtre des émotions où plus d’une fois dans la rigueur paraît une fantaisie tendre qui fait songer à cet autre maître du clavier que Bach aimait tant : François Couperin.

À revers des audaces que souligne le piano de Laurent Cabasso, le beau Kroesbergen d’après Ruckers que touche Masaaki Suzuki ancre les sept Toccatas dans le passé, et même dans un passé encore sensible chez le jeune Bach. Après tout, le modèle ne serait-il pas Frescobaldi ? Masaaki Suzuki baroquise les audaces, les orne à foison, introduit partout une imitation du jeu luthé qui modifie le visage net que prennent ces Toccatas lorsqu’elles sont jouées « à nu » par les claviéristes.

C’est en cela que confronter ces deux versions s’avère passionnant, le brio n’étant pas la donne première du jeu du claveciniste japonais. Pierre Hantaï, dans un de ses disques de jeunesse, offre une lecture autrement radicale. Non, Masaaki Suzuki cherche derrière la profusion d’un jeu si chantourné qu’il confine parfois à l’exégèse, le point de non-retour d’un art venu du siècle précédent et que Bach aurait, une bonne fois pour toute, résumé. Ces Toccatas jouées « à l’antique » en surprendront plus d’un, et n’en doublonneront aucune autre.

LE DISQUE DU JOUR

Johann Sebastian Bach (1685-1750)
Toccata en sol majeur,
BWV 916

Toccata en ut mineur,
BWV 911

Toccata en ré mineur,
BWV 913

Toccata en mi mineur,
BWV 914

Toccata en fa dièse mineur, BWV 910
Toccata en sol mineur, BWV 915
Toccata en ré majeur, BWV 912

Laurent Cabasso, piano (Stephen Paulello, Opus 102)
Un album du label Paraty 110197
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Johann Sebastian Bach
Toccata en sol mineur,
BWV 915

Toccata en ré mineur,
BWV 913

Toccata en sol majeur,
BWV 916

Toccata en ut mineur,
BWV 911

Toccata en mi mineur,BWV 914
Toccata en ré majeur, BWV 912
Toccata en fa dièse mineur, BWV 910

Masaaki Suzuki, clavecin (Willem Kroesbergen d’après Ruckers, Utrecht, 1982)
Un album du label BIS Records2221
Acheter l’album sur le site du label Paraty ou sur Amazon.fr – Télécharger ou écouter l’album en haute-définition sur Qobuz.com

Photo à la une : le pianiste Laurent Cabasso – Photo : © DR