Jean Martinon (IV) : Falla ou le jardin aux essences inédites

Dernier épisode d’une série en quatre parties sur les années Philips de Jean Martinon

THE PHILIPS YEARS, 1953-1956 (IV) :
FALLA OU LE JARDIN AUX ESSENCES INEDITES

C’est à la tête de l’Orchestre des Concerts Lamoureux, en 1955, que Jean Martinon clôturait son exploration officielle des œuvres de Manuel de Falla. Il n’y revint plus jamais par la suite en studio.

Passionné par cet univers – en 1951, pour le label URANIA, il immortalisait sa vision du Tricorne, avec Amparo Peris de Prulières et l’Orchestre du Théâtre national de l’Opéra de Paris – il confiait alors aux micros des studios de la Salle Apollo à Paris d’ardentes Nuits dans les Jardins d’Espagne avec le pianiste Eduardo del Pueyo, originaire de Saragosse, puis un brûlant Amor brujo. Des gravures indispensables !

Pénétrer dans la vision de Martinon, c’est entrer en réalité au plus près de l’esthétique du compositeur espagnol, dans la même lignée que les légendaires gravures d’Ataulfo Argenta (anciemment EMI, Decca).

martinon lp falla cover L’interprétation du chef français est toute dans la souplesse, la lumière, l’élan. Martinon trouve la clef de Falla, car il l’envisage comme un « classique » dans le paysage du début du XXe siècle. Si l’introduction initiale d’El Amor brujo est pleinement abrupte, tranchante, avec ses accents cuivrés sans concession, El círculo mágico se présente sous les atours d’un Adagio d’une pureté mozartienne qui évite le moindre sentimentalisme. La chanteuse Corinne Vozza dans ses Cançiones se présente de même en « gitana » d’une grande distinction.

En réalité, l’aspect populaire est ici constamment envisagé avec distance, sans dureté, mais avec fermeté : la Danza del terror, ou plus encore les ponctuations orchestrales de la Canción del fuego fatuo, présentent un tragique plein de tension, mais raisonné, comme sublimé. L’une des très grandes versions d’El Amor brujo, totalement et inexplicablement méconnue.

original_267_355_falla En moderne inspiré, et vigilant, Martinon révèle avant tout la singularité du monde de Falla, une forme de désir de modernité coulée dans des lignes claires, comme héritées de la zarzuela du XVIIIe siècle. Le catalogue entier du compositeur espagnol s’en trouve éclairé d’une lumière nouvelle. Cette recherche d’immédiate simplicité, cette quête d’évidence solaire héritée des grands classiques ne trace-t-elle pas une ligne cohérente entre des œuvres aussi diverses que le Concerto pour clavecin, El Amor brujo, Psyché, et El Sombrero de tres picos ?

Dans Le Tricorne, Martinon était également un vrai prince, raffiné, élégant, aiguisant les rythmes et les couleurs avec un art consommé de la surprise (1). Il témoigne d’une aussi grande attention dans les Nuits dans un jardin d’Espagne. 51F+JX6PTUL._SY300_ Sans doute Eduardo del Pueyo et le chef conçoivent-ils l’œuvre comme un poème sonore avec piano, plutôt qu’en partition simplement concertante. Les équilibres, souvent in-ouïs de finesse – goûtez la douceur des cordes, à environ 5’30 – sont mémorables !  D’où bien souvent cette impression unique d’un jardin aux essences inédites, à l’image du précieux legs de Jean Martinon chez PHILIPS.

Photos : (c) DR
(1) cf. les archives de l’INA à Paris, qui possède une version de concert, grandiose, du Tricorne de Falla, par Martinon à la tête du National de l’O.R.T.F (3 janvier 1972)