Jean Martinon (III) : Voyage extatique en terres rousselliennes

Troisième épisode d’une série en quatre parties sur les années Philips de Jean Martinon

THE PHILIPS YEARS, 1953-1956 (III) :
VOYAGE EXTATIQUE EN TERRES ROUSSELLIENNES

La musique française, dont Martinon était déjà dans les années 1950 un interprète reconnu et aguerri, tient également une place de choix dans cette rétrospective Philips. Les premiers enregistrements Roussel (9 au 11 février 1953 pour la Suite du « Festin de l’Araignée », 4 et 5 octobre 1954 pour « Bacchus et Ariane ») étonneront les admirateurs fervents des sessions stéréophoniques publiées chez Erato.

Ce premier Bacchus et Ariane libère un parfum entêtant de tragédie sombre et cruelle. Héritée directement de ses deux principaux maîtres en direction d’orchestre, Roger Désormière et surtout Charles Münch, l’incroyable pugnacité qu’imprime Jean Martinon ici sans relâche – soutenu par tous les pupitres, explosifs et virtuoses, de l’Orchestre des Concerts Lamoureux, ici dans son cœur de répertoire – souligne à merveille le tempérament tranchant et implacable du style tardif de Roussel.

Les motifs rythmiques se dessinent à la pointe sèche, avec une finesse de trait diabolique ; les lignes s’énoncent avec une clarté imperturbable ; les instants mélodiques, tel ce Baiser, dans la Suite No. 2 (avant « L’Enchantement », et « Le Défilé du Thiase », ici d’une énergie coupante), ou encore la Danse d’Ariane, diffusent une générosité et une chaleur étouffantes. C’est bien en réalité à un vaste poème sonore, profondément dionysiaque, et d’une puissance charnelle très rarement entendue, que Martinon nous invite dans sa première gravure de l’œuvre.

ums_photos_01257-martinon3A ses côtés, la suite du Festin de l’Araignée. Comme dans son exceptionel enregistrement du ballet intégral avec l’Orchestre National de l’O.R.T.F en 1971 (ERATO), la finesse instrumentale révèle avec maestria le caractère féérique du ballet. Martinon envisage la partition comme un Songe d’une nuit d’été moderne, et son geste, aussi léger que spirituel, tisse une toile proprement arachnéenne, de laquelle émanent des effluves fortement mélancoliques. Les musiciens de l’Orchestre Lamoureux dialoguent pleinement avec leur chef, et témoignent une nouvelle fois de leur haut degré de virtuosité.

Spontanéité et enthousiasme, chaleur et fluidité ressortent également à l’écoute des quatre autres grandes partitions françaises présentes dans cette anthologie : le Prélude à l’après-midi d’un faune de Debussy, L’Apprenti sorcier de Dukas, la Pavane de Fauré, et la Pastorale d’été d’Honegger. Les orchestres français y baigneraient dans des eaux parfaitement connues, comme chez Roussel et Prokofiev.

Néanmoins, ces Martinon monophoniques possèdent aussi une fraîcheur inoubliable, très différente de ses gravures postérieures – il y a toujours ce grain de folie en plus – ou d’autres interprétations contemporaines (Ansermet à l’Orchestre de la Suisse Romande ou au Conservatoire de Paris, chez DECCA ; Fournet, au Concertgebouw d’Amsterdam, chez PHILIPS).

ums_photos_01295-martinon12Dans L’Apprenti sorcier, Martinon excelle à alléger l’écriture, touffue, en même temps qu’il souligne la grande diversité rythmique et expressive de la partition de Dukas. Martinon nous immerge au cœur d’une danse diabolique, caractère qu’il parvient à maintenir partout, et en premier lieu dans les passages où les équilibres sont complexes, tel ce moment où le thème initialement confié au contrebasson revient de manière quasi obsessionnelle dans tout l’orchestre (vers les 6’00).

Du Prélude à l’après-midi d’un faune, ou de la Pastorale d’été, se dégage une attention soutenue aux parties de basse, toujours claires ici. La lisibilité parfaite des figures de répétition aide à construire un discours à la fois dynamique et serein, qui maintient incontestablement l’attention de l’auditeur.

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