Archives par mot-clé : Emil Gilels

Gilels transatlantique (et pas seulement)

Sony/RCA regroupe dans un de ces boitiers dont il a le secret – programmes et pochettes originaux – tous les disques qu’Emil Gilels enregistra lors de ses tournées aux États-Unis. Douze séries de récitals s’échelonnant entre 1955 et 1983 furent l’occasion de détours par les studios d’enregistrement de Victor de 1955 à 1964, de quelques collaborations détonantes (et passionnantes) avec Fritz Reiner ou d’une concordante avec Eugene Ormandy pour un mi mineur de Chopin classiquissime.

Signe révélateur, la première œuvre enregistrée, à Chicago avec Reiner, sera aussi la dernière, cette fois live à New York avec Mehta : le Premier Concerto de Tchaïkovski, d’un style parfait, d’un pianisme inébranlable à travers les années. Capté en 1979, quinze ans après le dernier passage en studio du pianiste russe pour le label américain, le second enregistrement montre Gilels dans un soir de folie comme il en connaissait plus souvent qu’à son tour en concert. C’est lui qui mène la danse du Finale, impérieux et inventif, Mehta n’a que le suivre. Quelle ivresse et pourtant quel contrôle !

Pourtant dans le répertoire concertant, le Deuxième de Brahms avec Reiner paraît bien plus impérissable, ballade sombre de ton, classique de dessin, où le pianiste et le chef semblent se défier.

Les disques en solo sont parfois moins connus : deux Sonates de Schubert minérales, tendues, refusant tout charme, rappellent qu’il fut chez lui ici autant que Richter, sinon plus rarement. La Sonate de Liszt, construite, menée avec une tension rentrée, en bluffera plus d’un. Et cette 5e Suite française dite très large, dans un climat d’intimité assez schubertien, comment avais-je pu l’oublier ? Le Bach de Gilels, rare, est toujours proprement sidérant, il va au cœur du discours.

Mais enfin, la grande affaire de Gilels, qui pourtant ne méprisa jamais le studio d’enregistrement, reste le concert, ce que vient rappeler opportunément la parution inattendue sous étiquette jaune d’un récital donné à Seattle le 6 décembre 1964, dont on doit la publication à Jed Distler qui par ailleurs signe la notice du coffret RCA.

Soirée historique, ne serait-ce que pour les paysages fulgurants que Gilels peint à fresque dans la Waldstein qui ouvre le concert (un « mute » malheureux entre la fin de l’Adagio et le début du Rondo aurait tout de même pu être corrigé). Qui joua cette Sonate avec tant de présence, de sens de l’improvisation comme de la structure avant lui ? Rudolf Serkin fut bien le seul, et décidément le Beethoven de Gilels est un pur chef-d’œuvre.

Le style parfait qu’il met au Variations « Don Giovanni » de Chopin en épatera plus d’un, les Français (Premier Livre des Images, Alborada grinçante, où tout un orchestre imaginaire entre dans le piano) comme toujours sonnent fabuleusement, mais la Troisième Sonate de Prokofiev semble expédiée (et ça et là un peu « de mémoire »), la Danse russe de Pétrouchka, bis favori, éclate de couleurs et d’élans, d’une voracité de rythmes et de sons insensée. Pourtant, rien ne va aussi loin dans la soirée, en tous cas musicalement, que l’incroyable Waldstein qui l’ouvrait. Et soudain, je me dis que Jed Ditsler ferait bien de continuer à explorer les captations américaines des concerts d’Emil Gilels, qui ce soir-là concluait la fête avec un Prélude en si mineur de Bach/Siloti profond comme un rubis, ardent comme un diamant.

Tirant le premier – ce 19 octobre, on célébre le centenaire de la naissance d’Emil Gilels, l’occasion également de la parution chez Melodiya d’un vaste tonne – Deutsche Grammophon a eu soin de rassembler dans un coffret exemplaire tout ce que le pianiste russe aura consenti au label jaune, héritage couronné dans ses ultimes années par cette intégrale des Sonates de Beethoven incomplète, à l’égal de celle de Rudolf Serkin : les deux génies beethovéniens de la seconde moitié du XXe siècle auront laissé leurs grands œuvres inachevés.

LE DISQUE DU JOUR

cover-gilels-coffret-sonyEmil Gilels
The Complete RCA and Columbia Album Collection

Piotr Ilyich Tchaikovski (1840-1893)
Concerto pour piano No. 1
en si bémol majeur, Op. 23
(2 versions)

Johannes Brahms (1833-1897)
Concerto pour piano No. 2 en si bémol majeur, Op. 83
Franz Schubert (1797-1828)
Sonate pour piano No. 17 en ré majeur, D. 850, « Gasteiner »
Sonate pour piano No. 14 en la mineur, D. 784
Franz Liszt (1811-1886)
Sonate en si mineur, S. 178
Dmitri Shostakovich (1906-1975)
Sonate pour piano No. 2 en si mineur, Op. 61
Johann Sebastian Bach (1685-1750)
Suite française No. 5 en sol majeur, BWV 816
Prélude en si mineur (arr. Siloti)
Frédéric Chopin (1810-1849)
Concerto pour piano No. 1 en mi mineur, Op. 11

Emil Gilels, piano
Chicago Symphony Orchestra
The Philadelphia Orchestra
New York Philharmonic Orchestra
Fritz Reiner, direction (Tchaïkovski, Brahms)
Eugene Ormandy, direction (Chopin)
Zubin Mehta, direction (Tchaïkovski)
Un coffret de 7 CD du label RCA/Sony 8875177312
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cover-gilels-seattle-deutscheEmil Gilels
The 1964 Seattle Recital

Ludwig van Beethoven (1770-1828)
Sonate pour piano No. 21
en ut majeur, Op. 53,
« Waldstein »

Frédéric Chopin (1810-1849)
Variations sur « Là ci darem la mano » de « Don Giovanni »
de Mozart, Op. 2

Sergei Prokofiev (1891-1953)
Sonate pour piano No. 3 en la mineur, Op. 28
Visions fugitives, Op. 22 (extraits : Nos. 1, 3, 5, 10, 11 & 17)
Claude Debussy (1862-1918)
Images, Livre 1, L. 110
Maurice Ravel (1875-1937)
Miroirs, M.43 (extrait : IV. Alborado del gracioso)
Igor Stravinski (1882-1971)
Trois Mouvements de Petrouchka (extrait : I. Danse russe)

Emil Gilels, piano
Un album du label Deutsche Grammophon 4796288
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gilels-cover-coffret-dggEmil Gilels
The Complete Recordings
on Deutsche Grammophon

Œuvres d’Alabiev, Beethoven, Brahms, Chopin, Fauré, Grieg, Haydn, Kabalevsky, Liszt, Medtner, Mendelssohn,
Mozart, Prokofiev, Scarlatti, Schubert, Schumann

Emil Gilels, piano
Un coffret de 24 CD du label album du label Deutsche Grammophon 4794651
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Photo à la une : © DR

De l’art de bien rééditer, Vol. 23 : Portrait d’un jeune homme en Beethovénien

Un soir au Théâtre des Champs-Elysées, je n’ai plus l’année en tête, mais il venait de boucler son intégrale des Sonates de Beethoven pour EMI, Stephen Bishop Kovacevich comme on l’appelait encore alors entonnait la Waldstein. Continuer la lecture de De l’art de bien rééditer, Vol. 23 : Portrait d’un jeune homme en Beethovénien

Archives soviétiques

La Première Sonate de Schumann a besoin d’un héros, un pianiste à la grande technique, de haut style, très libre pour le chant, et qui sait jouer dans la profondeur du clavier sans peser : Emil Gilels. La captation en concert au Conservatoire de Leningrad un soir de 1961 (l’éditeur pourrait être plus précis, c’est -à-dire le 10 octobre 1961…) de cette interprétation devenue légendaire transporte dès le premier thème en Schumanie, Gilels sachant comme personne créer cette légère instabilité des contre-chants qui donne à la fois une sensation d’ivresse et d’angoisse, contrairement à tant de ses confrères qui hachent le texte et raidissent l’expression.

De la même soirée (et non pas d’un concert de 1968…), une admirable Deuxième Sonate de Chopin, plus dite que déclamée, enflamme la salle, pur romantisme noir : ce soir là, décidément il y avait du Vladimir Sofronitzky chez Emil Gilels. L’éditeur ajoute deux Etudes (Op. post No. 3, Op. 25 No. 2) jouées comme des poèmes, et la Rhapsodie espagnole de Liszt. Même si Grigori Ginzburg en était à l’époque le spécialiste absolu, Gilels fait assaut de jeu noble mais aussi de fantaisie. La virtuosité ne compte pas, elle ne s’entend d’ailleurs pas, les paysages et la narration font tout.

Adieux concert, bonjour studio, revoilà le récital Bach que Tatiana Nikolayeva enregistra en 1980. Il s’ouvre sur un Concerto Italien plus tenu que solaire, où la pianiste ne trouve pas immédiatement ses timbres de cloches, ses polyphonies d’échos qui éclatent soudain dans la Toccata et Fugue en ré mineurBusoni suscite du clavier tout un orchestre : voila Nikolayeva chez elle, comme dans le modelé plein de contre-chants de Jésus, que ma joie demeure, en tous points l’anti-legato de Dinu Lipatti, et un vrai choral d’église. Le Bach intime, murmuré, lui va comme un gant, la pesée impondérable de son toucher dans la Sicilienne dorée par Wilhelm Kempff ou dans le subtil cantabile de Wachet auf, ruft uns die Stimme font merveille autant que le sens d’une rhétorique ardente dans une Chaconne où le timbre est tout, comme le voulait expressément Busoni. Immense disque Bach dont on a connu par le passé des éditions plus soignées.

Plus rare, voici un album Haydn Mozart par le Quatuor Borodine pris dans les archives de la Radio de Moscou, superbement capté en stéréophonie en 1960 et en 1961 : on a le quatuor dans la pièce, les timbres des cordes si présents qu’on pourrait les toucher.

Les Borodine sont alors au sommet de leur première formation (Rotislav Dubinski, Iaroslav Alexandrov, Andrei Abramenkov, Valentin Berlinski), et leur style parfait, leur jeu si moderne surprend dans le répertoire classique. La plénitude de la sonorité enchante leur Alouette de Haydn, virtuose, plein d’humour, mais c’est dans Mozart que ce chant éperdu atteint à une sorte de génie.

Admirable Quinzième Quatuor, plus admirable encore le Quintette avec clarinette où l’instrument surréel, au son boisé, joué par Ivan Mozgovenko semble entrer dans la polyphonie du quatuor. Tout cela était inédit hors de Russie et ouvre sur cette formation mythique un point de vue surprenant. Vite d’autres archives du même tonneau !

LE DISQUE DU JOUR

Cvr Giles Leningrad AltoEmil Gilels
à Leningrad

Frédéric Chopin (1810-1849)
Sonate pour piano No. 2
en si bémol mineur, Op. 35
« Funèbre »

Étude pour piano en la bémol majeur, Op. posth. (No. 3)
Étude pour piano en fa mineur, Op. 25 No. 2
Robert Schumann (1810-1856)
Sonate pour piano No. 1 en fa dièse mineur, Op. 11
Robert Schumann (1811-1886)
Rapsodie espagnole, pour piano, S. 254, R. 90

Emil Gilels, piano

Un album du label Alto ALC1300
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cover bach nikolayeva altoJohann Sebastian Bach (1685-1750)
Concerto Italien en fa majeur, BWV 971 (extrait
de la Clavier-Übung II)

Toccata et Fugue en ré mineur, pour orgue, BWV 565 (transcription pour piano :
Ferrucio Busoni)

Prélude de Choral « Jesus bleibet meine Freude »
(transc. d’après le Choral de la Cantate BWV 147 : Dame Myra Hess)

Prélude de Choral « Wachet auf, ruft uns die Stimme », BWV 645
(extrait des « 6 Chorals-Schübler ; transc. : Dame Myra Hess)

Prélude de Choral « Nun komm der Heiden Heiland », BWV 659
(extrait des « 6 Chorals-Schübler ; transc. : Ferrucio Busoni)

Sicilienne en sol mineur
(extrait de la Sonate pour flûte et clavier, BWV 1031 ; transc. : Wilhelm Kempff)
Fugue pour orgue en sol mineur, BWV 578 (transc. : Ferrucio Busoni)

Tatiana Nikolayeva, piano

Un album du label Alto ALC1205
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cover borodin alto mozart haydnFranz Joseph Haydn
(1732-1809)
Quatuor à cordes No. 53
en ré majeur, Hob.III.63,
Op. 64 No. 5 « L’Alouette »

Wolfgang Amadeus Mozart (1756-1791)
Quatuor à cordes No. 15 en ré mineur, KV 421/417b
(extrait des « Quatuors dédiés à Joseph Haydn »)
Quintette pour clarinette et cordes en la majeur, KV 581

Ivan Mozgovenko, clarinette
Quatuor Borodine

Un album du label Alto ALCD1297
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Photo à la une : Le pianiste russe Emil Gilels – Photo : © DGG

À rebours et loin devant

Evgeni Koroliov s’engagerait-il à rebours dans une intégrale des Sonates de Beethoven ? Un premier volume consacré à la trilogie finale, qui nous a jusque-là échappé, est paru l’année dernière, aujourd’hui les Opus 101 et 106 voisinent sur un disque spectaculaire. Continuer la lecture de À rebours et loin devant