À rebours et loin devant

Evgeni Koroliov s’engagerait-il à rebours dans une intégrale des Sonates de Beethoven ? Un premier volume consacré à la trilogie finale, qui nous a jusque-là échappé, est paru l’année dernière, aujourd’hui les Opus 101 et 106 voisinent sur un disque spectaculaire.

Spectaculaire d’abord par une prise de son dans le piano qui ne laisse rien perdre du fantastique contrôle du pianiste sur les marteaux et les cordes de son instrument : ces trilles parfaitement calibrés, ce jeu de pédale d’une maîtrise absolue, qui sait doser le paysage et l’ouverture de la fenêtre, créer dans une fraction de seconde une ligne de fuite vertigineuse, c’est déjà en soi du grand art.

Mais enfin on ne fait rien chez Beethoven sans le sens de l’humeur et de la fantaisie, et aussi un certain abandon de la mesure. Ici se creuse un écart terrible entre ce que fait Evgeni Koroliov aujourd’hui, et un concert stupéfiant où Sviatoslav Richter réunissait à Leipzig, le 20 novembre 1963, les trois ultimes sonates – rapprochement improbable comme sait en produire l’actualité des parutions discographiques.

Mais pour l’instant, restons avec Evgeni Koroliov. Sa 28e Sonate, aussi lancée et athlétique que celle, révolutionnaire, gravée jadis par Maurizio Pollini pour la Deutsche Grammophon, ne se conçoit que comme un gigantesque portique à la Hammerklavier qu’elle précède. Comme tel, son ordonnancement est un rien trop classique, la rhétorique de son discours quelque peu prévisible, tout cela sauvé par un jeu des registres qui semble faire naître un orgue du piano. La longue fréquentation du pianiste avec l’œuvre de Bach y est patente.

La Hammerklavier, tenue de bout en bout avec un sens de l’architecture et du discours sciant, mais aussi un art pianistique consommé jusque dans sa dimension doctorale, m’a laissé admiratif et loin. Loin pour le sens, au point que, pris presque par une crise d’angoisse, j’ai vite placé dans la platine l’enregistrement d’Emil Gilels pour la Deutsche Grammophon. Là, il y a sacrifice et rédemption, alors que chez Koroliov la perfection règne. Et la perfection ne m’a jamais suffit, aussi pensée et incarnée fut-elle.

Enfin, ne barguignons pas, des Hammerklavier comme celle de Koroliov, j’en veux bien tous les jours. Mais qu’y manque-t-il au fait ?

Ce qu’à profusion Sviatoslav Richter me donne dans ce concert leipzigois où il s’engloutissait dans l’océan des trois dernières sonates. Ce disque a une histoire : Richter, le trouvant un jour publié, le fit interdire, fait rarissime, alors que je l’ai vu à Milan embrasser Nikos Velisiotis qui avait édité sans lui demander la moindre autorisation les échos sonores médiocres de concerts oubliables.

Sviatoslav-Richter (c) DGGIl vous suffira d’entendre les accords de tonnerre du Prestissimo de l’Opus 109 pour comprendre. Se réécoutant, Richter a eu peur car ce jour-là, il avait trouvé non pas l’Opus 109, mais Beethoven. Alors, je ne vais pas épiloguer, mais cette trilogie arrachée à un piano transfiguré à force de pure violence, cette crucifixion de sons m’ont conduit si loin que je n’en puis revenir et que j’ai renoncé à écouter les quatre bis pieusement ajoutés par un éditeur érudit et parfait. Mais même si vous subissez le verbe flamboyant de Richter, écoutez Koroliov.

LE DISQUE DU JOUR

cover koroliov beethoven 14 hammerklavier
Ludwig van Beethoven (1770-1827)
Sonate pour piano No. 28
en la majeur, Op. 101

Sonate pour piano No. 29
en si bémol majeur, Op. 106 « Hammerklavier »

Evegeni Koroliov, piano

Un album du label Tacet 206
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cover richter leipzig 1963 parnassusRichter in Leipzig
The Complete Recital of November 28, 1963

Ludwig van Beethoven
Sonate No. 30 en mi majeur, Op. 109
Sonate No. 31 en la majeur, Op. 110
Sonate No. 32 en ut mineur, Op. 111
Johannes Brahms (1833-1897)
Ballade en sol mineur, Op. 118 No. 3 – Allegro energico
Intermezzo en mi bémol mineur, Op . 118 No. 6 – Andante, largo e mesto
Intermezzo en ut majeur, Op. 119 No. 3 – Grazioso e giocoso
Frédéric Chopin (1810-1849)
Nocturne en fa majeur, Op. 15 No. 1 – Andante cantabile

Sviatoslav Richter, piano

Un album du label Parnassus PACD96032
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Photo à la une : © Gela Megrelidze