L’Européen

« Solti Europe. The Orchestral Recordings ». Le titre de cette belle boîte qui fait le grand écart temporel, couvrant toute la carrière de Sir Georg Solti, omet par facilité le pianiste, uniquement documenté dans ses enregistrements européens, de son temps de Suisse, Sonates avec Georg Kulenkampff (Brahms, Beethoven, Mozart), moins connus deux Lieder de Schubert si émouvants dans la grande voix de Max Lichtegg (un Siegmund), plus tardivement les Quintettes de Mozart avec les Melos ; heureusement tout cela y est.

Au début fut donc la Suisse, où ce jeune homme remarqué par Toscanini, chef assistant de la Zauberflöte de Salzbourg en 1936 – il y tenait aussi le célesta figurant les clochettes de Papageno – rongeait son frein. Interdit de travailler ! Un comble pour un juif hongrois ayant fui le nazisme. Mais l’opéra de Genève passera outre, lui confiant quelques représentation de Werther, maigre consolation jusqu’à ce qu’il remporte de son piano le Concours de Genève. Pianiste ou chef ? Maurice Rosengarten, le patron de la Decca helvétique lui offrira les deux, accompagnateur de Kulenkampff sous l’œil admiratif de Furtwängler, mais aussi l’Ouverture d’Egmont avec la Tonhalle, séance d’essai restée inédite, enfin publiée ici. Quel feu !

Finalement, ce ne sera ni Genève, ni Zürich, mais la guerre achevée Munich, et d’abord l’opéra, socle même de ce son art forgé dans la fosse de l’Opéra de Budapest, et une entorse à son contrat Decca, la seule, hélas absente du coffret : pour Deutsche Grammophon, les pages de l’Elektra de Strauss : Goltz, Höngen, Frantz, trio saisissant, mais plus encore cette baguette cruelle.

D’ailleurs l’opéra sera sa grande aventure européenne, Ring révolutionnaire, cycle Strauss éblouissant et n’hésitant pas à transformer Arabella en un drame névrotique faisant pencher Hofmannsthal vers Freud, Verdi éloquent dont seul paraît ici le Requiem qui n’est pourtant pas que théâtre, malgré Vienne, donnée essentielle de son art fatalement absente dans une somme où tout est orchestre, et quel !

Ces Ouvertures de Suppé pétaradantes ne doivent pas faire oublier la concentration, le drive, l’ardeur qu’il met avec les mêmes Wiener Philharmoniker à trois symphonies de Beethoven : la Septième est stupéfiante. Les Wiener Philharmoniker seront son port d’attache, et il faut réécouter leur 7e de Bruckner ou la tendre Siegfried-Idyll, le cycle Schumann maltraité par une critique avide de poncifs (la Deuxième !), l’accompagnement attentif qu’il offre à Clifford Curzon dans le Premier Concerto de Tchaïkovski, la Grande de Schubert si inondée de soleil et bien plus poétique que tant d’autres, car si la direction de Solti reste toujours athlétique, et en tempos prestes (le souvenir de Toscanini), elle n’est jamais, contrairement à sa légende, démonstrative. Son Ainsi parla Zarathoustra avec les Berliner n’oublie pas Nietzsche, l’admirable Lied von der Erde dans les sfumatos irréels du Concertgebouw délivre pour Marjana Lipovšek un Abschied d’une altitude spirituelle vertigineuse dont hélas elle n’entrevoit pas tous les abysses, et toujours avec les musiciens d’Amsterdam, cette première Quatrième Symphonie aux paysages irréels.

Des raretés ? Les sessions Tchaïkovski où il fouette la Société des Concerts du Conservatoire, le brillant travail avec l’Orchestre Philharmonique d’Israël pour trois microsillons justement recherchés, plutôt que l’album des poèmes symphoniques de Liszt à la fois cadeau de mariage et de rupture avec l’Orchestre de Paris.

Une perle ? Le tardif disque hongrois avec l’orchestre d’Iván Fischer où paraît la Cantata Profana qui manquait jusque-là à son legs Bartók (avec hélas un ténor dépassé, József Réti, reviens !). Mon choix ? Le disque Richard Strauss où il fait les yeux doux à Kiri Te Kanawa, devant l’orchestre, mais aussi au piano.

LE DISQUE DU JOUR

Solti in Europe
The Orchestral Recordings

Œuvres de Béla Bartók (1881-1945), Ludwig van Beethoven (1770-1827), Boris Blacher (1903-1975), Alexandre Borodine (1833-1887), Johannes Brahms (1833-1897), Anton Bruckner (1824-1896), Dimitri Chostakovitch (1906-1975), Paul Dukas (1865-1935), Sir Edward Elgar (1857-1934), Mikhail Glinka (1804-1857), Zoltán Kodály (1882-1967), Franz Liszt (1811-1886), Gustav Mahler (1860-1911), Felix Mendelssohn-Bartholdy (1809-1847), Modeste Moussorgski (1839-1881), Wolfgang Amadeus Mozart (1756-1791), Ottorino Respighi (1879-1936), Gioacchino Rossini (1792-1868), Franz Schubert (1797-1828), Robert Schumann (1810-1856), Richard Strauss (1864-1949), Igor Stravinski (1882-1971), Franz von Suppé (1819-1885), Piotr Ilyitch Tchaïkovski (1840-1893), Giuseppe Verdi (1813-1901), Richard Wagner (1813-1883), Leo Weiner (1885-1960)

Georg Kulenkampff, violon
Melos Quartet

Joan Sutherland, soprano (Verdi)
Marilyn Horne, mezzo-soprano (Verdi)
Luciano Pavarotti, ténor (Verdi)
Martti Talvela, basse (Verdi)
Tamás Daróczy, ténor (Bartók, Kodály)
Alexandru Agache, baryton (Bartók)
Kiri Te Kanawa, soprano (Strauss)
Elizabeth Norberg-Schulz, soprano (Mozart, Messe)
Anne Sofie von Otter, mezzo-soprano (Mozart, Messe)
Uwe Heilmann, ténor (Mozart, Messe)
René Pape, basse (Mozart, Beethoven)
Arleen Auger, soprano (Mozart, Requiem)
Cecilia Bartoli, mezzo-soprano (Mozart, Requiem)
Vinson Cole, ténor (Mozart, Requiem ; Beethoven, Missa)
Julia Varady, soprano (Beethoven, Missa)
Iris Vermillion, mezzo-soprano (Beethoven, Missa)
Sylvia Stahlman, soprano (Mahler, Symphonie No. 4)
Marjana Lipovšek, mezzo-soprano (Mahler, Lied von der Erde)
Thomas Moser, ténor (Mahler, Lied von der Erde)

Max Lichtegg, ténor (Schubert, années 40)

Clifford Curzon, piano (Tchaïkovski)
András Schiff, piano (Brahms)
Dudley Moore, piano (CD 44)

Tonhalle-Orchester Zürich
Wiener Philharmoniker
London Symphony Orchestra
Orchestre de la Société des Concerts du Conservatoire
Chamber Orchestra of Europe
Symphonieorchester des Bayerischen Rundfunks
Berliner Philharmoniker
Orchestre du Festival de Budapest
Orchestre de Paris
Concertgebouw Orchestra
Orchestre philharmonique d’Israël
World Orchestra for Peace
Schleswig-Holstein Festival Orchestra

Sir Georg Solti, direction, piano

Un coffret de 45 CD et 2 DVD du label Decca 4853058
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Photo à la une : le chef d’orchestre Sir Georg Solti –
Photo : © Erich Auerbach/Decca Records