Le temps de la conquête

Au début des années 1950, Herbert von Karajan entrait dans sa fastueuse quarantaine. Les années sombres étaient derrière lui, le Symphonique de Vienne lui faisait les yeux doux et Salzbourg l’avait invité pour ses fabuleuses Noces de Figaro dès 1948. La Scala suivrait, le sacrant avant tout chef lyrique. Mais il lui fallait retrouver sur le continent l’assise symphonique que Walter Legge lui avait offerte à Londres avec le Philharmonia.

Ce serait le Festival de Lucerne, cheval de Troie suisse d’où partira sa conquête de l’ancienne Europe, aboutissant à sa prise des Berliner Philharmoniker en 1955. Les documents réunis dans ce trop bref coffret par Audite sont pour certains déjà connus – le plus emblématique de tous restant le Double Concerto de Bach où il enflamme les giocoso mêlés de sa chère Clara Haskil et Géza Anda – mais aucun n’avait bénéficié d’un transfert effectué avec un tel soin d’après les bandes originales, qui donne aux documents rassemblés ici ce relief saisissant.

Tout aussi stupéfiant, et dans une couleur autrement plus sombre, le Concerto en ré mineur de Mozart entraîne le piano si naturellement lumineux de Robert Casadesus dans un jeu de confidence d’une infinie mélancolie, aux teintes sourdes, d’une douleur secrète que le Larghetto n’apaisera pas. Solaire tout au contraire, et d’un geste absolument classique, le Concerto de Brahms montre deux esthètes du son en accord parfait. Ne serait-ce pas le plus beau Brahms de Milstein ? Probable, le document étant d’autant plus précieux que les témoignages les montrant réunis sont excessivement rares.

Le 6 septembre 1956, Karajan dirigeait le Philharmonia qui n’était plus tout à fait son orchestre, Otto Klemperer en ayant pris le magister l’année précédente (et Karajan lui-même inaugurant sa première saison berlinoise), un adieu relatif où il emporte dans des tempos vifs, en lumière, une fusante Pastorale et une Quatrième de Brahms alerte, manière de rappeler que son modèle de jeunesse était plutôt Toscanini que Furtwängler. Le même drive emportait déjà l’Orchestre du Festival de Lucerne dans une 8e de Beethoven ébouriffante.

Sommet de l’ensemble, une Symphonie « Liturgique » d’Honegger fulgurante, amère, violente, qui avait bouleversé le jeune Heinz Holliger (seize ans alors), encore supérieure aux splendeurs fauves de sa gravure postérieure avec les Berliner. Il faut entendre l’amoroso du De profundis, voir le paysage de cendres et son rossignol ténu aux ultimes mesures de l’œuvre qui refermait un concert historique, celui-là même ouvert avec le Double Concerto de Bach.

LE DISQUE DU JOUR

Herbert von Karajan, direction
The Early Lucerne Years, 1952-1957

CD 1

Ludwig van Beethoven (1770-1827)
Symphonie No. 8 en fa majeur, Op. 93
Wolfgang Amadeus Mozart (1756-1791)
Concerto pour piano et orchestre No. 24 en ut mineur, K. 491
Robert Casadesus, piano – Schweizerisches Festspielorchester (1952)

Johann Sebastian Bach (1685-1750)
Concerto pour 2 claviers, cordes et basse continue en ut maj, BWV 1061
Clara Haskil, Géza Anda, pianos – Schweizerisches Festspielorchester (1955)

CD 2

Ludwig van Beethoven (1770-1827)
Symphonie No. 6 en fa majeur, Op. 68
Johannes Brahms (1833-1897)
Symphonie No. 4 en mi mineur, Op. 98
Philharmonia Orchestra (1956)

CD 3

Johannes Brahms (1833-1897)
Concerto pour violon et orchestre en ré majeur, Op. 77
Nathan Milstein, violon – Schweizerisches Festspielorchester (1957)

Arthur Honegger (1892-1955)
Symphonie No. 3, H. 186 « Liturgique »
Schweizerisches Festspielorchester (1955)

Un coffret de 3 CD du label Audite 21.461, CD assorti d’un livret opulent contenant nombre de documents photographiques inédits
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Photo à la une : une vue du ciel de Lucerne, avec notamment la Kunsthaus, le lieu des concerts dans les années 1950, sur la Bahnhofplatz – Photo : © Schweizerisches Festspiel