L’harmonie du silence

Et si Erik Satie avait été le plus révolutionnaire de tous ? Son piano blanc, ses notes sans ombre, la pureté jusqu’à l’absence, l’immédiateté de l’écriture modale l’ont en tous cas placé dans un ailleurs que Debussy regardait fasciné, mettant son orchestre au mince et à l’allusif, aux aplats et tout en lignes pour une Gymnopédie.

Satie est insaisissable, et François Mardirossian a bien raison de commencer le premier disque de son double album avec l’elliptique Désespoir agréable, réponse brève et assez Bach au spleen baudelairien : la lumière dans l’ombre, l’attique contre le symbolisme. Ses Gymnopédies suspendues, ses Gnossiennes orientalistes comme il faut, ses Pièces froides tempérées, les « faux » Préludes flasques, les vignettes allusives de Sports et divertissements qui ne résistent pas à être charmantes plus qu’aucune pièce de son auteur (Satie est un tendre qui se cache, parfois à peine), la délicieuse Idylle des Avant-dernières pensées, jusqu’à Je te veux, joué comme par un limonaire, quel beau portrait.

Limonaire disais-je ? François Mardirossian joue cette fausse valse sur un Pleyel droit de 1923, ce pourrait être le piano de Satie, celui qui barrait un coin de son studio d’Arcueil derrière lequel il oubliait chemises et cols amidonnés, et d’ailleurs les pianos sont l’autre grande affaire de ce savoureux portait à plusieurs entrées. Pour le reste des Satie, un Blüthner de 1900, pour le second disque qui comporte quelques révélations, à moitié un Steinway de 1900 puis un Baldwin de 1931.

Satie n’eut pas de postérité, personne ne reprit son fil là où il se brisa, mais son œuvre s’infiltra dans la mémoire musicale collective, franchissant allégrement les barrières : que Sebastian Gandera, ce petit prodige des années 1990 totalement décalé, se trouve chez lui chez Satie par le biais d’un intellectualisme raffiné est une évidence, que Dominique Lawalrée raffine jusqu’à échapper du cercle de la musique savante la simplicité modale, que Gavin Bryars tende son miroir vers les Gnossiennes, que Willy Dortu colle aux Gymnopédies au point de les commenter avec art, que Mesens joue dans son piano celui de Satie qu’il a bien connu (ceux qui apprécient sa peinture sauront y reconnaître sa musique), tout cela est évident, comme le commentaire admiratif de John Cage.

Plus étonnant, la pavane de Claire Vailler met des notes sur une idée de titre abandonnée par Satie, Danse pour un enterrement. Magnifique, et osé ! Ricardo Viñes compositeur n’aura pas assez écrit pour son piano, comme le prouve la plus nostalgique que funèbre Thrénodie ou Funérailles antiques (je reste curieux des quatre autres Hommages).

Trois perles : les Trois pièces à la manière d’Erik Satie d’Henri Cliquet-Pleyel, décidément un compositeur à fouiller, les si poétiques, si imaginatives Various Occupations d’Adrian Knight qui assure qu’après John Cage le destin transatlantique d’Erik Satie perdure, puis, en coda, la Rêverie de Germaine Tailleferre, au fond à peine Satie sinon par ce gris perle. Elle rappelle que les compositeurs si disparates du Groupe des Six, qui doivent tout à Satie, n’ont jamais su, jamais pu, abreuver leurs plumes à la même encre limpide.

LE DISQUE DU JOUR

Satie et les Gymnopédistes

CD 1
Erik Satie (1866-1925)
Désespoir agréable
3 Gymnopédies
8 Gnossiennes
Pièces froides (Airs à faire fuir, Danses de travers)
Véritables Préludes flasques (pour un chien)
Sports et divertissements
Avant-dernières pensées
Je te veux

CD 2
Dominique Lawalrée (1954-2019)
Listen to the Quiet Voice
L’ombre des couleurs
Musique Satieérique
Denis Fargeat (né en 1967)
Joyeux Satieversaire
Gavin Bryars (né en 1983)
New Gnossienne (after Satie) No. 1
Sebastian Gandera (?)
Le dialogue des joueurs de cartes
Les réminiscences
Une nuit avec Cioran
Willy Dortu (1902-1982)
2 Pièces brèves
Claire Vailler (?)
Danse pour un enterrement
Édouard Léon Théodore Mesens (1903-1971)
Étrennes (pour Érik Satie)
Composition No. 1
Danse pour piano
John Cage (1912-1992)
All Sides of the Small Stone for Erik Satie and (Secretly Given to Jim Tenney as a Koan)
Henri Cliquet-Pleyel (1894-1963)
3 Pièces à la manière d’Erik Satie
Ricardo Viñes (1875-1943)
4 Hommages pour piano (extrait : III. Thrénodie ou Funérailles antiques – à la mémoire de Erik Satie)
Adrian Knight (né en 1987)
Various Occupations
Germaine Tailleferre (1892-1983)
Rêverie

François Mardirossian, piano

Un album de 2 CD du label Ad Vitam Records AV230615
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Photo à la une : le pianiste François Mardirossian –
Photo : © William Sundfor