Le Moderniste

Berlin, 25 mai 1928, les ingénieurs d’Electrola saisissent en gravure directe une Danse des sept voiles singulièrement atypique pour l’époque même : anti-érotique, in-dansable par la rectitude de son métronome, d’une clarté absolue, comme passée au laser. Otto Klemperer présidait encore aux destinés du Kroll Oper que les nazis allaient faire péricliter, et s’y dévouait à la création de nouveaux ouvrages, Cardillac, De la maison des morts, Oedipus Rex, Erwartung.

Un moderniste, repéré comme tel vingt-trois ans plus tôt par Gustav Mahler l’entendant diriger l’orchestre en coulisses de sa Résurrection que conduisait dans la salle Oskar Fried. Trois compositeurs, ce que Klemperer sera également, trois disques de ce grand coffret l’illustre, Symphonies, Quatuors, Variations, qui le remettent de plain-pied dans son siècle.

On l’oublie trop, Otto Klemperer fut d’abord chef de fosse, l’opéra était son monde autant qu’il le fut pour son alter ego, Bruno Walter. Mozart, Beethoven, Wagner lui feront son style, précis, ardent, toujours porté par l’élan dramatique, ce que le disque ne renseigna guère, se limitant à illustrer chichement son répertoire de concert : une Première Symphonie de Brahms de son temps de Berlin (1927), abrupte, anguleuse, saisit toujours autant par cette volonté de clarté qui en faisait l’anti-Furtwängler : rien ne devait rester dans l’ombre.

Pour le disque, Klemperer aura risqué d’en rester là, une carrière chaotique, une santé délicate que sa stature de colosse ne laissait pas supposer, des accidents traumatisants, et l’exil commun à tous les Juifs de sa génération qui augmenta encore des difficultés psychologiques grandissantes, l’auraient éloigné des studios si Walter Legge n’en avait pas décidé autrement, lui confiant au tournant des années cinquante les destinées du Philharmonia Orchestra, formé en phalange virtuose par Herbert von Karajan et Guido Cantelli.

Klemperer ne dirigeait plus qu’assis, ce que les dynamiques fabuleuses de la noria d’enregistrements qu’il allait engranger pour Nipper faisaient mentir : c’est bien le grand son athlétique produit par un colosse que l’on entend. Son œil implacable ramenait impitoyablement les musiciens à l’exactitude de la partition ; dès sa première saison, il ôta au Philharmonia le vernis tout legato instillé par Karajan, ardant l’écriture verticale, éclairant les textures, donnant une dimension physique, un corps tout en muscles à un orchestre plus connu jusque-là pour ses raffinements.

La somme symphonique que rassemble ce premier volume (les opéras et œuvres vocales suivront dans un second à l’automne), concentrée sur le grand répertoire germanique, a posé le premier modèle moderne au disque pour les Symphonies de Beethoven, Brahms, Schumann, dôté qui plus est d’une prise de son exemplaire.

On aura beaucoup glosé sur le ton soi-disant marmoréen de ces gravures (mais alors c’est un marbre animé, un Bernin orchestral) et sur des tempos amples conduisant à une accusation de lenteur. Lenteur!? Quelle lenteur? Écoutez la Passacaille de la Quatrième Symphonie de Brahms, l’envol du Prélude de l’Acte III de Lohengrin. Pour ample que soit le geste, cette baguette ne traîne jamais, et porte en elle des tempêtes qui investissent jusqu’au Finale de la Jupiter. Et si le temps se suspend parfois, surtout chez ses Bruckner irradiés de spiritualité, cela n’est pas lenteur, mais plénitude.

L’ensemble fourmille de gravures prodigieuses, impossible de les détailler, mais pour prendre la mesure de cet art infiniment plus subtil qu’on veut bien l’admettre, il faut sans doute revenir à ses Mahler, et plutôt qu’à la Septième si enténébrée, d’un ton de cauchemar, ou à la si célèbre Neuvième, moderne absolument (écoutez avant la coda le solo de flûte du transcendant Gareth Morris), à sa peu goûtée Quatrième Symphonie : l’immense Ruhevoll déploie un art des transitions, un luxe de détails expressifs, un nuancier de couleurs, une grammaire infiniment variée des phrasés, qui rappellent que cet art arbitrairement qualifié de sévère savait, autant que celui de Bruno Walter, toucher au cœur comme à l’esprit, ce qu’éclaire le nouveau remastering d’Art et Son Studio, révélant enfin la dynamique et la profondeur des prises de son originales comme aucune autre édition, Long Playing ou CD.

LE DISQUE DU JOUR

Otto Klemperer
The Warner Classics Remastered Edition
Complete Recordings of symphonic works on Columbia, HMV, Electrola & Parlophone

Œuvres de Johannes Brahms, Richard Wagner, Richard Strauss, Wolfgang Amadeus Mozart, Paul Hindemith, Johann Sebastian Bach, Ludwig van Beethoven, Joseph Haydn, Felix Mendelssohn-Bartholdy, Franz Schubert, Robert Schumann, Anton Bruckner, Gustav Mahler, Hector Berlioz, Igor Stravinski, Carl Maria von Weber, Piotr Ilitch Tchaikovski, etc.

[New] Philharmonia Orchestra
Otto Klemperer, direction

Un coffret de 95 CD du label Warner Classics 5054197257049, assorti d’un petit livret à l’iconographie abondante, présentant de nouveaux transferts signés Art et Son Studio
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Photo à la une : le chef d’orchestre Otto Klemperer – Photo : © DR