Russie perdue

Une poignée de disques Melodiya circulant en Occident au compte-gouttes avait suffi dès les années soixante : le nom de Bella Davidovich s’ajoutait à la théorie des grands pianistes russes, Neuhaus (dont elle fut l’élève, et qui lui transmit sa palette subtile), Sofronitzki, Ginzburg. Etrangement on n’évoquait jamais à son sujet les noms de Richter ou de Gilels. Son art si élégant, son toucher qui timbre et chante (comme celle d’une autre pianiste russe, mais née ukrainienne, Frida Bauer, de dix ans son ainée), le classicisme de ses conceptions, sa musicalité évidente semblaient venir d’un autre temps.

Chopin fut son Dieu, qu’elle célébra en remportant un Second Prix au Concours de Varsovie en 1949, les Romantiques, son paradis. Sa vie assombrie par le décès tragique de son mari, Julian Sitkovetsky, l’un des plus parfaits violonistes de l’Ecole russe et un génie de son instrument, son fils Dimitri reprit le flambeau. En 1978, elle fut autorisée à le rejoindre aux Etats-Unis, adieux Russie, mais elle en emportait la meilleur part dans son piano.

Philips ne tarda pas, dès 1979 un premier disque Beethoven (enfin réédité au complet ici) posait les canons de son art : simplicité, lumière, poésie qui furent les maîtres-mots d’une anthologie Chopin indémodable, jusqu’aux Concertos, à l’Andante spianato et Grande Polonaise et son irrésistible Krakowiak d’un chic fou, où Sir Neville Marriner l’accompagne avec un raffinement égal à celui de son jeu : rien pour briller, tout pour émouvoir, merveille qui fait des Préludes un vrai journal de Majorque, empli de pensées et de paysages, et des Ballades des contes un peu moins sombres qu’à l’habitude. Les Impromptus, allusifs, splendidement joués, pourraient être l’étendard de ce Chopin parfait.

Surprise, après cela un doublé Schumann, Carnaval sur les pointes et tout en timbres jamais en force, Humoreske troublante à force de poésie, songeuse et inquiète aussi, fait regretter qu’elle n’ait pas poursuivi chez l’auteur de la Fantaisie. Dispensable, un Deuxième de Saint-SaënsJärvi tonitrue, mais pas la Rhapsodie sur un thème de Paganini, racée jusqu’au bout des petits doigts !

Son disque russe m’a toujours laissé un peu de côté, Prokofiev trop sage (mais quand même le duo final…), Scriabine itou, manière de confesser que son cœur, et son art étaient ailleurs, en somme pour son répertoire de cœur, hors de Russie.

LE DISQUE DU JOUR

Bella Davidovich
The Philips Legacy

CD 1
Ludwig van Beethoven (1770–1827)
Sonate pour piano No. 18 en mi bémol majeur, Op. 31 No. 3 « La chasse »
Sonate pour piano No. 14 en ut dièse mineur, Op. 27 No. 2 « Clair de lune »
Bagatelle en la mineur, WoO 59 « Lettre à Elise »

CD 2
Frédéric Chopin (1810–1849)
Concerto pour piano et orchestre No. 1 en mi mineur, Op. 11
Andante spianato et Grande Polonaise brillante en mi bémol majeur,
Op. 22 (version avec orchestre)

London Symphony OrchestraSir Neville Marriner, direction

CD 3
Frédéric Chopin (1810–1849)
Concerto pour piano et orchestre No. 2 en fa mineur, Op. 21
Krakowiak – Rondo de concert en fa majeur, Op. 14
London Symphony OrchestraSir Neville Marriner, direction

CD 4
Frédéric Chopin (1810–1849)
24 Préludes, Op. 28
Polonaise No. 4 en ut mineur, Op. 40 No. 2
Rondeau en mi bémol majeur, Op. 16
Barcarolle en fa dièse majeur, Op. 60

CD 5
Frédéric Chopin (1810–1849)
Ballade No. 1 en sol mineur, Op. 23
Ballade No. 2 en fa majeur, Op. 38
Ballade No. 3 en la bémol majeur, Op. 47
Ballade No. 4 en fa mineur, Op. 52
Impromptu No. 1 en la bémol majeur, Op. 29
Impromptu No. 2 en fa dièse majeur, Op. 36
Impromptu No. 3 en sol bémol majeur, Op. 51
Impromptu No. 4 en ut dièse mineur, Op. 66 « Fantaisie-impromptu »

CD 6
Robert Schumann (1810–1856)
Carnaval, Op. 9
Humoreske, Op. 20

CD 7
Sergei Rachmaninov (1873–1943)
Rhapsodie sur un thème de Paganini, Op. 43
Camille Saint-Saëns (1835–1921)
Concerto pour piano et orchestre No. 2 en sol mineur, Op. 22
Concertgebouw OrchestraNeeme Järvi, direction

CD 8
Sergei Prokofiev (1891–1953)
Sonate pour piano No. 3 en la mineur, Op. 28
Pièces de « Roméo et Juliette », Op. 75 (extraits)
Alexandre Scriabine (1872–1915)
Sonate pour piano No. 2 en sol dièse mineur, Op. 19 (Sonate-Fantaisie)
2 Poèmes, Op. 32
Mazurka en mi mineur, Op. 25 No. 3
2 Mazurkas, Op. 40
Valse en la bémol majeur, Op. 38

Bella Davidovich, piano

Un coffret de 8 CD du label Decca 4844186 (Collection Eloquence Australia)
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Photo à la une : la pianiste Bella Davidovich, ici avec le chef d’orchestre Eugene Ormandy – Photo : © DR