L’été Vladimir

Tout Ashkenazy ? Évidemment non, pas le chef, ni l’accompagnateur d’Elisabeth Söderström, pas plus le chambriste ni le concertiste. D’ailleurs, l’éditeur prévient : « Complete Solo Recordings », prenant même soin de retirer de la somme, hélas !, les quatre mains de Rachmaninov où le rejoignait André Previn, quitte à manquer de logique puisque l’on trouvera ici l’Opus 11 avec Vovka et les deux Pièces à six mains où les rejoint Dody.

Mais somme il y a, non pas monumentale, plutôt un itinéraire allant d’un premier essai en 1963 (Rachmaninov déjà) à 2019 qui l’aura vu s’arrêter au milieu du cahier des Suites anglaises : il semble donc qu’on aura jamais les trois dernières, à moins qu’il ne les réserve pour Exton où il a déjà publié plusieurs albums, dont un plein disque d’œuvres pianistiques de Sibelius.

Comme Wilhelm Kempff, Claudio Arrau puis Alfred Brendel, Vladimir Ashkenazy aura articulé sa discographie autour de cycles.

Sommet, tout Chopin, abordé par une série de récitals dont un enregistré en concert à l’Université d’Essex (fabuleuse 2e Sonate), et une intégrale des Études en deçà de celles, antérieures, pour Melodiya, qui préfiguraient l’édition systématique suivant les numéros d’opus, commencée en analogique, achevée à l’ère numérique.

Partout une hauteur de vue, une absence d’affectation, des couleurs profondes, de la poésie et de l’ardeur, surtout un sens inextinguible des rythmes qui exalte les saveurs populaires des Mazurkas, et emporte les Valses : magnifique voyage où le plus singulier de son art se sera exprimé. Un seul exemple, et volontairement pris dans la marge : écoutez comment il fait tenir la danse dans les encorbellements du Rondo à la Mazur, simplement prodigieux.

Chez Beethoven tempérance, souci de la mesure, refus des éclats, mais cette profondeur du son, et dans les ultimes sonates, cette décantation remboursent ce qui pourra apparaître comme une distance, que le pianiste n’aura jamais avec Mozart, comme le prouvent les deux albums de Sonates enregistrés à un quart de siècle d’écart, faisant entendre la même plénitude sonore, la même simplicité.

Pour Schumann, moisson inégale : premiers disques fabuleux (Fantaisie, Études symphoniques, Kreisleriana, Humoreske) où son piano s’irise soudain d’un kaléidoscope de couleurs qu’il semblait jusque-là n’avoir réservé qu’à Chopin et aux Russes, alors que les albums de l’ère digitale, bouclant un cycle égal en volume à celui d’Arrau, le montrent durci de timbre, affaire de prise de son, même si dans ses magiques Papillons l’entre-cloches fait toujours son effet et rappelle les mirages sonores qu’il savait susciter au concert.

Les Russes sont évidemment fabuleux, deux fois les Tableaux, plus expressionnistes que descriptifs, plus Yudina que Richter, Prokofiev éclatants ou mordants, Scriabine joué analytique, l’anti-Sofronitsky absolu, triade qui laisse pourtant la primauté à un vaste ensemble Rachmaninov dominant la discographie moderne : il faut chercher derrière les albums étendards des Préludes et des Etudes-tableaux d’autres merveilles, à commencer par les Moments musicaux, les Morceaux de fantaisie, la Première Sonate et la mouture princeps de la Seconde.

Et Schubert ? Voilà le trésor caché de cette grande boîte. Vladimir Ashkenazy le joua beaucoup au long des années 1970, et l’enregistra peu à peu, donnant des versions saisissantes des Sonates D. 850 et D. 894, sans hélas pousser le cycle – des trois dernières, la D. 958 manque toujours – aussi loin qu’il le fera pour Schumann. Méprise, car dans son Schubert nu, abrupt, intense, parfois drastique, semble passer le souvenir de celui de Serkin.

Autre album majeur, son disque Brahms, Variations Haendel solaires qui contrastent avec l’orchestre de tempête d’une Troisième Sonate d’anthologie pourtant peu repérée dans la discographie.

Bach viendra à la fin, et par le truchement des Préludes et Fugues de Chostakovitch. Ce piano si naturellement débordé de couleurs y cherchera une ascèse qui en aura déconcerté plus d’un. C’est l’oméga du voyage, mais Decca, si fidèle à l’artiste après ses quelques albums His Master’s Voice ne devrait pas hésiter à fouiller les bandes de concert et à nous dévoiler l’autre Ashkenazy, celui délivré de la mission de perfection que le disque avait imposé à son art.

LE DISQUE DU JOUR

Vladimir Ashkenazy
The Complete Solo Recordings

Œuvres de Johann Sebastian Bach, Ludwig van Beethoven, Johannes Brahms, Frédéric Chopin, Dimitri Chostakovitch, Modeste Moussorgski, Sergei Prokofiev, Sergei Rachmaninov, Franz Schubert, Robert Schumann, Alexandre Scriabine, etc.

Vladimir Ashkenazy, piano

Un coffret de 89 CD + 1 Blu-Ray (livret à l’iconographie abondante et proposant plusieurs essais signés Jesper Parrott, Andrew Cornall et Jeremy Hayes) du label Decca 2894852409
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Photo à la une : le pianiste Vladimir Ashkenazy – Photo : © Decca Records