Un monde en soi

Né pour Bach, Raphaël Pichon l’est assurément, ses petites Messes, ses Motets l’auront prouvé, et dès les premiers pas au disque de Pygmalion. Le flot naturel, l’opulence de l’harmonie, le délié et l’ampleur des polyphonies, par-dessus tout cette vertu première de la syntaxe de Bach, le tactus, rien de cet univers ne lui est étranger, il lui est en quelque sort inné, son sens musical respire Bach.

Je l’attendais dans la Passion selon Saint-Jean où, déjà transfiguré par L’Evangéliste de Julian Prégardien, ce bel canto d’avant le bel canto, il avait affirmé son art du récit, et sa science de la grande arche. Mais l’arche qu’il saisit aujourd’hui est plus vaste encore, celle de la Saint-Matthieu, sous ses mains mystérieuse comme avec les grands anciens, mais animée, c’est-à-dire mue par l’âme, et prodigieusement fluide, réflexive souvent, puis dansante (écoutez « Ich will mein Herz schenken » envolée par Sabine Devieilhe), tragique et pourtant innocente, comme si son encre était à peine sèche.

Le récit prodigieux de Julian Prégardien n’est pas le moindre des atouts ici, chant admirable, stylé, quasi mozartien, mais d’une cruauté dans les mots, d’une tendresse dans l’affect, d’une évidence dans la désignation du drame, d’une ampleur vocale qui se situent au centre du dispositif des deux chœurs et des deux orchestres : il est l’axe central d’un cosmos de sons où la trajectoire du sacrifice se révèle implacable, crucifiée de moments saisissants – le chœur « Sind Blitze, sind Donner », le reniement de Saint Pierre, Erbarme dich, immense, l’« Eli, Eli, lama sabachthani ? », tant d’autres).

La multiplicité, le foisonnement de cet univers ouvrent sur une dimension philosophique qui prolonge l’élévation spirituelle d’une lecture bouleversante.

Serait-ce la Passion selon Saint-Matthieu la plus accomplie que le disque nous ait offerte depuis le second enregistrement de Nikolaus Harnoncourt ? Je le crois bien, Le Christ ombrageux de Stéphane Degout, comme pénétré par l’esprit audacieux et la parole flamboyante du Père, répondant à celui, brisé, amer, de Matthias Goerne.

LE DISQUE DU JOUR

Johann Sebastian Bach (1685-1750)
Passion selon Saint Matthieu, BWV 244

Julian Prégardien (L’Evangéliste)

Chorus primus :
Sabine Devieilhe, soprano (Uxor Pilati)
Maïlys de Villoutreys, soprano (Ancilla I)
Lucile Richardot, contralto
Reinoud van Mechelen, ténor
Stéphane Degout, basse (Jesus)
Etienne Bazola, basse (Petrus, Pontifex I)
Georg Finger, basse (Judas, Pontifex II)

Chorus secundus :
Hana Blažíková, soprano
Perinne Devillers, soprano (Ancilla II)
Tim Mead, contre-ténor (Testis I)
Emiliano Gonzalez-Toro, ténor (Testis II)
Christian Immler, basse (Pontifex Kaiphas, Pilatus)

Maîtrise de Radio France (soprani in ripieno)

Pygmalion
Raphaël Pichon, direction

Un album de 3 CD du label harmonia mundi HMM 902691.93
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Photo à la une : le chef d’orchestre Raphaël Pichon – Photo : © DR