Tel qu’en lui même

Le Chopin le plus complexe, à jouer autant qu’à comprendre ? La Polonaise-fantaisie, douze minutes de rêve éveillé où le piano divague. Severin von Eckardstein, qui confesse volontiers n’avoir rien à dire chez Chopin, l’improvise littéralement, phrasés longs d’un dessin admirable, avec cet art de dire si élégant, élan d’une mazurka épique, et puis cette échappée poétique dans un ailleurs. Rien à dire, vraiment ? J’aimerai bien l’entendre dans tous les Nocturnes.

L’album collationne une part d’un concert donné au cours des Nuits Oxygene en janvier 2020, la grand Bechstein aux harmonies mordorées emplissant le vaisseau de l’église Saint-Jean de Montmartre : une version mémorable des Davidsbundlertänze aura commandé sa publication ; le feu racé d’un jeu de haute école que le cycle n’avait plus connu depuis Géza Anda : sous la rigueur l’ardeur, et en sonorités irréelles (écoutez Innig) ; mieux que des confessions, un vertige. Severin von Eckardstein saisit tous les envers de ce faux carnaval, en aiguisant les danses, en croquant de ses dix doigts ailés les portraits, en faisant chanter les lignes dans cette profusion harmonique qu’il sait comme personne rendre évidente à force de clarté.

La pure beauté du jeu vous enivrera, le style si élevé débarrassant Schumann de toute sentimentalité pour mieux faire voir les abîmes que ce piano si fantaisiste dissimule. Magique, et un rien terrifiant.

Un sonnet qui se souvient de Liszt, voilà ce que fait entendre Severin von Eckardstein dans le Chant élégiaque, pièce trop rarement jouée parmi les opus pianistiques de Tchaikovski : écoutez le dialogue passionné que le pianiste transforme en scène d’opéra avant que le souvenir du Rêve d’amour de Liszt ne reparaisse.

Le concert s’ouvrait par les marines arcachonnaises rassemblées par un Gabriel Dupont convalescent dans son cahier La maison dans les dunes, l’éditeur en a tiré quatre pièces où filtre un fin soleil, dévoilant par le jeu versicolore de cet artiste ldes sons d’un chef-d’œuvre de la littérature pianistique du XXe siècle, que le pianiste aura aussi eu à cœur d’enregistrer intégralement, le concert apportant plus d’ampleur à la seconde version des fantasques Voiles sur l’eau.

Album majeur qui documente l’art sensible d’un des maîtres du clavier de notre temps.

LE DISQUE DU JOUR

Frédéric Chopin (1810-1849)
Polonaise-fantaisie en la bémol majeur, Op. 61
Robert Schumann
(1810-1856)
Davidsbündlertänze, Op. 6
Piotr Ilitch Tchaikovski (1840-1893)
Chant élégiaque,
Op. 72 No. 14

Gabriel Dupont (1878-1914)
La maison dans les dunes (4 extraits : I. Dans les dunes, par un clair matin – II. Voiles sur l’eau – VII. La soir dans les pins – IX. Clair d’étoiles)

Severin von Eckardstein, piano
Enregistré en concert à Paris, à l’Église Saint-Jean de Montmartre, le 29 janvier 2020

Un album du label Artalinna ATL-A032
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Photo à la une : le pianiste Severin von Eckardstein – Photo : © Edouard Brane