Le Magnifique

En 1954, The Book-of-the-Month Club approcha plusieurs chefs d’orchestre en leur proposant d’enregistrer certains répertoires afin d’alimenter leurs éditions de microsillons vendus par correspondance. George Szell accepta, alors même qu’il était lié avec la CBS, le Club du livre du mois payait rubis sur l’ongle et gâtait financièrement les orchestres bien plus que le ne faisaient les éditeurs officiels.

Évidemment, impossible de voir paraître ces disques avec la mention de l’orchestre, Szell et ses musiciens se rebaptisèrent donc « Music Appreciation Symphoy Orchestra ». Une première session monophonique se déroula au Masonic Auditorium le 24 décembre 1954, s’ouvrant par une splendide Troisième Suite de Bach, que Szell n’enregistra plus par la suite, lignes intenses, orchestre clair, rythmes vifs, j’en viens à regretter qu’il n’ait pas gravé les autres Suites et les Concertos brandebourgeois. Un Till Eulenspiegel fusant, où brille le cor virtuose de Myron Bloom, tout juste entré à l’orchestre, subjugue par sa narration alors que pour La Moldau, Szell chante dans son arbre généalogique, aiguisant les accents, faisant attaquer les pupitres par pur plaisir de fouetter de somptueux paysages imaginaires.

Prises de son magnifiques, qui à l’automne suivant s’augmentent encore dans une stéréo d’une qualité de définition bluffante, en tous points supérieure à celles contemporaines de la Columbia. L’ingénieur du son est resté anonyme, mais tout porte à croire qu’il s’agit de Robert Heller, un pionnier de la stéréophonie basée à Cleveland qui travaillait pour la radio locale mais aussi pour l’équipe de Wilma Cozart-Fine, la patronne de Mercury. Le relief dynamique, la pureté de la balance, la captation respectueuse de l’acoustique naturelle du Masonic Auditorium magnifient l’art de l’orchestre comme celui du chef.

Imparable, d’une autorité solaire, la 39e Symphonie de Mozart est un précis des qualités stylistiques de la direction de George Szell, la Suite de L’Oiseau de feu le montre plus coloriste qu’on ne l’en croyait capable, et pensant sans cesse au ballet derrière la symphonie, les Brahms sont gravés d’un geste éloquent (l’éditeur indique que les Variations ont déjà été publiées en CD, mais où ?).

Sommet de l’ensemble, la 4e Symphonie de Schumann, emportée, tempétueuse, au final électrique, avec un quatuor fabuleux, très au dessus des autres versions laissées par George Szell à Cleveland ou ailleurs. SOMM ne doit pas en rester à Szell, le Club enregistra également avec Leonard Bernstein, Fritz Stiedry, Alexander Smallens, Max Rudolf, Alfred Wallenstein, tout cela attend d’être édité en CD.

Ces sessions de Szell et de ses musiciens, révélées ici, font mentir la réputation de dureté qui encombre une grande part de son legs de Cleveland. Ce que le disque asséchait en perfection, le concert le délivrait en énergie pure, que ce soit avec le Concertgebouw, les Wiener Philharmoniker, ou plus encore avec la Philharmonie Tchèque.

Il n’en allait pas différemment avec les Berliner Philharmoniker, et peut-être même plus encore. Herbert von Karajan ne craignait pas de lui confier son pur-sang, la battue impeccable du chef tchèque et son sens aiguisé de la balance, ne risquaient pas de le blesser.

Les concerts salzbourgeois de 1957, opportunément édités dans une jolie petite boîte Orfeo, valent par une Eroica incendiaire, où Szell prend justement le contre-pied de la « méthode » Karajan : il fait la chasse au legato, demande aux pupîtres d’attaquer, dégraisse le quatuor de ses contrebasses qui doivent rentrer dans l’équilibre sonore clair qu’il imagine, et fouette les rythmes. Tout cela aurait pu risquer l’univoque, mais au contraire cette proposition est emplie de coups de théâtre et semble ne plus se soucier des canons de limpidité, et même de l’exactitude qui font la signature Szell. Fascinant.

Plus attendu, le concert Mozart n’atteint pas aux mêmes libertés, mais le Concerto, K. 503 où il retrouve son cher Leon Fleisher est éblouissant de verve et de caractère, bien plus que les deux Symphonies, parfaites et lisses.

Merveille absolue, La Mer donnée six jours plus tard, Jeux de vagues surtout, où Pan semble paraître : lecture hypnotique en teintes fauves, une Méditerranée immémoriale effaçant les embruns océaniques. Après de telles images, le Concerto de Mendelssohn, aussi parfait sous l’archet de Nathan Milstein que dans l’orchestre sur les pointes que lui offre Szell donne illico envie de retourner à ce Debussy que Charles Munch n’eut pas désavoué.

LE DISQUE DU JOUR

George Szell and the Cleveland Orchestra
The Forgotten Records

Johann Sebastian Bach (1685-1750)
Suite pour orchestre No. 3 en ré majeur, BWV 1068
Bedřich Smetana (1824-1884)
Vltava, ou La Moldau (No. 2, extrait de « Má Vlast, JB 1:112 »)
Richard Strauss (1864-1949)
Till Eulenspiegels lustige Streiche, Op. 28, TrV 171
Wolfgang Amadeus Mozart (1756-1791)
Symphonie No. 39 en mi bémol majeur, K. 543
Johannes Brahms (1833-1897)
Akademische Festouvertüre, Op. 80
Variations sur un thème de Haydn, Op. 56a
Robert Schumann (1810-1856)
Symphonie No. 4 en ré mineur, Op. 120
Igor Stravinski (1882-1971)
L’Oiseau de feu – Suite 1919

The Cleveland Orchestra
George Szell, direction
Un album de 2 CD du label Somm Recordings/Ariadne 5011-2
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George Szell et les Berliner Philharmoniker
Salzburger Orchesterkonzerte, 1957

Wolfgang Amadeus Mozart (1756-1791)
Symphonie No. 29 en la majeur, K. 201
Concerto pour piano No. 25
en ut majeur, K. 503*

Symphonie No. 40 en sol mineur, K. 550
Claude Debussy (1862-1918)
La Mer, L. 111
Felix Mendelssohn-Bartholdy (1809-1847)
Concerto pour violon No. 2 en mi mineur, Op. 64, MWV O 14**
Ludwig van Beethoven (1864-1949)
Symphonie No. 3 en mi bémol majeur, Op. 55 « Eroica »

*Leon Fleisher, piano
**Nathan Milstein, violon
Berliner Philharmoniker
George Szell, direction

Un album de 3 CD du label Orfeo C774083D
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Photo à la une : le chef George Szell – Photo : © The Cleveland Orchestra