Passions allemandes

Le disque ignorait quasiment Augustin Pfleger, maître de chapelle du Duc de Meklenbourg dont l’étoile fut toujours éclipsée par la personnalité haute en couleurs de son collègue et rival Daniel Danielis. À peine un motet enregistré ici où là, et la révélation des six concerts sacrés qu’assemble ici en un cycle Martin Wåhlberg n’en sera que plus saisissante, du mystère domestique de l’Annonciation à la transfiguration de la Résurrection en passant par le Golgotha.

Ces six cantates dialoguées, au ton intime et à l’expressionisme savant, ne ressemblent à rien dans la littérature allemande de l’époque, le modèle de Pfleger est ultra-montain et plus d’une fois je pense aux histoires sacrées de Carissimi, merveilles que le disque semble avoir abandonnées hélas. Martin Wåhlberg, en ordonnant dans la chronologie dramatique les six opus rapproche en quelque sorte cette vie de Jésus d’une part de l’esthétique que Schütz mis à son Histoire de la Nativité : l’Italie s’y faisait aussi entendre. Mais l’intimité, le sensible, l’économie des moyens que magnifie l’alliage du petit orgue, du théorbe et des violes dorés par les couleurs évocatrices du psaltérion, sont loin de toute ostentation : c’est l’itinéraire spirituel d’un homme, plus encore que la célébration du Messie, que l’on suit pas à pas dans cette œuvre touchante au possible, qui prononce par deux fois la mort du Christ. La lecture émouvante de ce petit chef-d’œuvre retrouvé où la basse abyssale d’Håvard Stensvold emporte des chanteurs inspirés commande que Martin Wåhlberg et son ensemble poursuivent dans la découverte d’un compositeur qu’ils auront ressuscité.

La mise en croix est le sujet du double album que Sebastien Daucé déduit en partie de sa découverte des manuscrits de la Collection « Düben » : une surprenante collection de parties séparées préparées pour une exécution des Membra Jesu Nostri où dans trois des sept cantates s’ajoute une partie d’alto, mais aussi des soli et des ripieni absents du manuscrit de Buxtehude. Le compositeur les adouba-t-il ? Il tenait Düben en haute estime et la diffusion de ses œuvres était courante dans les territoires de l’alliance hanséatique. Ces Membra jesus Nostri septentrionaux sonnent pourtant, comme tout le reste des deux disques, dans des couleurs italiennes étranges pour ces musiques de la fragilité humaine où l’écho de la Guerre de Trente Ans est omniprésente, comme l’illustre le chef-d’œuvre de cet ensemble, le Klag-Lied, plainte qui exprime sa douleur sur près de deux octaves et à laquelle succède un magnifique cantique comme doré à l’or fin par l’Ensemble Correspondances : Mit Fried und Freud ich fahr dahin, soudain très peu luthérien dans de telles respirations. Les œuvres de Schütz qui répondent à celles de Buxtehude sont encore plus emplies d’italianismes, les Sept Paroles du Christ en Croix comme la rayonnante cantate Herzlich lieb hab ich dich, o Herr, qui, après un étonnant service funèbre pour les enfants du Roi de Suède de la main de Lüdert Dijkman, conclut ce voyage par une note d’espoir.

Un pastiche de Passion ? Ne vous effrayez pas, pasticcio au sens musical du terme signifie amalgame, on prend ici ou là dans des opus établis, et l’on compose une partition nouvelle avec de l’ancien. Pratique courante à l’opéra au XVIIIe siècle, pourquoi pas alors à l’église ? Avec tout son génie dramatique, György Vashegyi s’engage dans ce projet qui en fait, masqué, un hommage aux œuvres d’église, passion, cantate, oratorio sacré, de Carl Heinrich Graun, plus connu pour sa production lyrique : l’air Nimmst du die Kron der Dornen an pourrait être tiré d’un opéra, nous rappelant que vers 1750, les styles s’interchangeaient entre le profane et le sacré au point de former une langue unique. Mais soudain, le chœur et le récitatif qui ouvrent la seconde partie nous projettent dans un autre univers, seule apparition de Jean-Sébastien Bach dans cette passion fantasmée qui devrait conduire György Vashegyi et ses ensembles à se pencher sur le corpus lyrique de Graun sans plus chercher d’autres biais.

LE DISQUE DU JOUR

Augustin Pfleger
(1635-1686)
Das Leben Jesus
(6 Concerts sacrés sur la vie et la Passion du Christ)

Vox Nidrosiensis
Orkester Nord
Martin Wåhlberg, direction

Un album du label Aparté AP249
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Dietrich Buxtehude
(1637-1707)
Membra Jesu Nostri, BuxWV 75
Fried- und freudenreiche Hinfahrt des alten großgläubigen Simeons, BuxWV 76
Herzlich lieb hab ich dich, o Herr, BuxWV 41

Heinrich Schütz (1585-1672)
Erbarm dich mein, o Herre Gott, SWV 447
Da Jesus an dem Kreuze stund, SWV 478
Lüdert Dijkman (1640s-1717)
Lamentum eller En Sorge-Music

Ensemble Correspondances
Sébastien Daucé, direction
Un album de 2 CD du label harmonia mundi HMM 902350.51
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Georg Philipp Telemann (1681-1757)
Wer ist der so von Edom kömmt, Wer ist der so von Sodom kommt, TWV 1:1585 (2 extraits)
Carl Heinrich Graun
(1704-1759)
Wer ist der so von Edom kömmt, Ein Lämmlein geht und trägt die Schuld, GraunWV B:VII:4
Johann Sebastian Bach (1685-1750)
Wer ist der so von Edom kömmt, Herr Jesu Christ, BWV 127 (1 extrait)
Wer ist der so von Edom kömmt, so heb ich, BWV 1088 (1 extrait)

Ágnes Kovács, soprano
Péter Bárány, contre-ténor
Zoltán Megyesi, ténor
Lóránt Najbauer, baryton

Purcell Choir
Orfeo Orchestra
György Vashegyi, direction
Un album du label Glossa GCD 924011
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Photo à la une : © DR