Sexuel

Tardivement, Sviatolav Richter s’immergea dans l’œuvre de Karol Szymanowski, se rappelant qu’Heinrich Neuhaus lui avait montré les partitions de celui qui était son cousin germain. Les cahiers des Métopes et de Masques, sur lesquels il jeta prioritairement son dévolu, étaient demeurés intouchés sinon par les pianistes polonais. Richter les révéla littéralement, en quelque sorte les imposa à l’imaginaire sonore de toute une nouvelle génération de pianistes qui les apprit dans les années 1980.

Cédric Tiberghien n’aura pas échappé à ces deux cahiers, que sa curiosité naturelle lui aurait de toute façon permis de découvrir ex nihilo, mais la finesse allusive de sa sonorité dans L’Île des sirènes et Calypso, les deux premières images des Métopes, le cristal de ses aigus, le mystère de son toucher, évoquent ce qu’y suggérait Richter, et d’abord une parenté évidente, même si plus distante dans Métopes que dans Masques, avec Miroirs de Ravel.

Le jeune homme me semble pourtant regarder ailleurs, et peut-être plus loin : il joue Métopes (qui date de 1915, cœur de la Grande Guerre) comme de la musique radicale, cherchant derrière la sensualité une abstraction, un jeu formel. J’y entends les sons des tableaux de Kandinsky et de Kupka, et plus du tout l’univers décadent qui envahira Masques, qu’il joue très Ravel, faisant entendre dans Shéhérazade le glas éloigné d’Ondine, pointant dans Tantris le Bouffon le décalque d’Alborada del gracioso, et mettant à La Sérénade de Don Juan quelque chose de pervers, une guitare qui s’accorde, puis un séducteur qui ricane, un Beardsley mêlé de Rops. Fascinant, et joué avec les doigts du bon Dieu, qui débrouillent également les Etudes, Op. 35 et leur esprit bartokien, mais savent aussi évoquer Scriabine, omniprésent dans les Etudes-poèmes de l’Op. 4.

Si l’on met de côté les Préludes, Sonates et Variations, il y a deux autres grandes œuvres de piano chez Szymanowski, les cahiers de Mazurkas en font un, l’autre se pare d’un violon. Mythes, écrit, comme tout ce que Szymanowski confiera au violon, pour la chanterelle téméraire de Pavel Kochanski en 1915, est sexuel : il y exprime une sensualité irréfrénable que l’archet flamboyant d’Alina Ibragimova mène jusqu’à l’ivresse, sans se soucier du beau son que tant veulent y faire entendre.

C’est le monde Grec qui envahit le triptyque de ses mystères aquatiques, et dès La fontaine d’Aréthuse, Narcisse paraît dans ce chant ivre, violon à l’archet comme empoisonné, que le piano enserre dans des étoiles. Génial, le jeu en fusées, plein d’abandons et de miaulements de Pan et Dryades !

L’album offre tout le violon de Szymanowski hors les Concertos évidemment : la Sonate, jouée avec une exactitude révélatrice, le diptyque de l’Op. 28 et son imaginaire sicilien, la Romance, la Berceuse d’Aïtacho Enia, et les Caprices de Paganini, mais quel dommage d’avoir renoncé au Chant de Roxane !

LE DISQUE DU JOUR

Karol Szymanowski
(1882-1937)
12 Etudes, Op. 33
Masques, Op. 34
4 Etudes, Op. 4
Métopes, Op. 29

Cédric Tiberghien, piano
Un album du label Hypérion CDA67886
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Karol Szymanowski
(1882-1937)
Nocturne & Tarantelle, Op. 28
Mythes, Op. 30
Romance en ré majeur, Op. 23
Sonate pour violon et piano en ré mineur Op. 9
3 Caprices de Paganini, Op. 40
La Berceuse d’Aïtacho Enia – Berceuse, Op. 52

Alina Ibragimova, violon
Cédric Tiberghien, piano
Un album du label Hypérion CDA67703
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Photo à la une : le compositeur Karol Szymanowski – Photo : © DR