Débuts

Jean-Philippe Collard en avait fait, je crois bien, son premier disque (les Barcarolles de Fauré suivront de peu), plus personne n’avait osé commencer par les deux opus emblématiques du piano de Rachmaninov composés de part et d’autre de la Grande Guerre, Alberto Ferro l’ose. Qui s’étonnerait de voir un pianiste italien se brûler à des œuvres qui sont censées n’appartenir qu’aux Russes ? Pas ceux qui savent quel interprète d’élection de Rachmaninov fut Sergio Fiorentino. Mais Alberto Ferro n’étudia pas avec Fiorentino, d’où lui vient donc ce tropisme Rachmaninov ? De son professeur de piano au Conservatoire de Catane, Epifanio Comis, qui s’était construit son univers de pianiste en s’immergeant dans l’œuvre de l’auteur des Cloches. Si Comis donnait un récital à Palerme ou à Catane, Rachmaninov était immanquablement au programme.

Mais même si les professeurs font ce qu’ils peuvent et aussi bien qu’ils le peuvent, ils ne sauraient produire chez un jeune homme une telle adéquation avec une œuvre si complexe, qui est d’abord le fait d’affinités électives entre des notes et une âme, la technique peut être un fait d’école, l’art beaucoup moins.

Le piano vif, droit, les polyphonies transparentes, l’agilité d’un toucher qui parfois peine à envoler suffisamment le clavier un rien épais d’un Fazioli généreux en couleurs plus qu’en timbres saisissent tout l’esprit des huit Etudes-tableaux de l’Op. 33, mélodies fantasques, ton de ballades miniatures, explosions, tout un univers où passe un imaginaire un rien symboliste. Beaucoup d’art, mais la prise de son très en « close-up » ne laisse pas rayonner suffisamment un son qui porte, que je devine assez beau, mais qui se trouve contraint : les sombres proclamations, le roulement d’orages d’acier à la Bach de la Huitième auraient gagné à plus d’oxygène.

La tonalité sombre, les sons fiévreux de l’Opus 39, qui ajoute une neuvième Etude-Tableau, la terrible marche furieuse, véritable danse de la mort avec clairon et tambour, est tout entier parcouru par des bruits de guerre, des lamentos (le Lento assai de la Deuxième avec son carillon esseulé), une messe noire même (la Septième qui contient parmi les pages les plus étranges du compositeur et culmine dans un saisissant carillon), Rachmaninov noyant les études rapides sous des flots de notes. Fut-il jamais plus proche de Medtner ?

Le ton âpre, les spectres de ces études au noir, leurs amertumes, vont comme un gant au piano acéré de ce jeune homme ; il trouve dans leurs abîmes une éloquence radicale, violente qui s’incarne dans son jeu net, coupant, sans apprêt, dans le grand son qu’il forge au fond du clavier. Des premiers pas aussi questionneurs laissent espérer que demain, il persévèrera chez Rachmaninov, mais cette fois avec une prise de son plus aérienne.

LE DISQUE DU JOUR

Sergei Rachmaninov (1873-1943)
8 Études-Tableaux, Op. 33
9 Études-Tableaux, Op. 39

Alberto Ferro, piano

Un album du label Muso MU036
Acheter l’album sur le site du label Muso ou sur Amazon.fr – Télécharger ou écouter l’album en haute-définition sur Qobuz.com

Photo à la une : le pianiste Alberto Ferro, 24 ans – Photo : © Dan Hannen