La voix de Grażyna

Emouvant, à l’ouverture du premier disque de leur intégrale des Sonates pour violon et piano, Jakub Jakowicz et Bartosz Bednarczyk laissent la parole à Grażyna Bacewicz, on l’entend de sa voix de jeune fille (alors qu’elle était dans sa cinquantaine et à moins de cinq ans de sa mort prématurée) brosser en six minutes pour la Radio polonaise une brève biographie où elle insiste sur l’importance du violon dans sa vie.

En première page du livret, une photo la montre toute jeune en longue robe blanche jouant de son instrument chéri. Elle en fut une virtuose consommée, écrivant d’abondance pour ce compagnon qui l’accompagnera sa vie durant, concertos, sonates avec piano ou sans, partita, Fitelberg dirigea l’orchestre le 28 mars 1938 lors de la création de son Premier Concerto qui fit doublement sensation : on n’avait plus entendu en Pologne une œuvre pour violon et orchestre aussi stupéfiante de virtuosité et de sensualité, d’une écriture violonistique éblouissante, paré d’un orchestre qui ne l’était pas moins, Karłowicz et Szymanowski avaient trouvé une héritière, Kochanski semblait ressuscité dans ce violon à la chanterelle éperdue, à l’archet fusant.

Si les Concertos sont maintenant bien connus, les Sonates le sont moins, quelle belle surprise d’en voir paraître deux intégrales à peu de temps de distance. Jakub Jakowicz, de son archet ménestrel pimente les formules archaïsantes de la Deuxième Sonate, mais il sait aussi faire chanter les charmes néo-baroques de la Première, suite plus que sonate d’ailleurs.

Les trois Sonates de la fin des années quarante sont des chefs-d’œuvre, complexes mais jamais ardus, Grażyna Bacewicz demandant à son violoniste de pouvoir changer d’atmosphère en une mesure. La grande Sonate de 1949 demande un archet vif, le Scherzo est un des plus fous qui soient jamais sortis de la plume de Bacewicz (et elle n’en fut pas avare, elle partageait avec Alexandre Tansman un goût pour une certaine suractivité de l’écriture) : Jakowicz y est prodigieux, jouant sur les pointes, porté par le piano vif comme un chat de Bartosz Bednarczyk.

Après cette œuvre au giocoso irésistible, Bacewicz clôt le cycle avec une partition sombre, dramatique, où passe plus qu’ailleurs les musiques populaires des Tatras. Trois mouvements seulement, le piano devient un orchestre ; je voudrais en fait écrire trois fois le même mouvement, bordé de nuits, angoissé, des nocturnes avec cauchemars, que les deux amis tiennent dans un jeu concentré, qui refuse les éclats pour mieux laisser chanter son étrange désolation.

Ensemble admirable qui prend place aux côtés des Sonates de Bartók, Prokofiev, Ives ou Villa-Lobos, et qui aura tenté également Annabelle Berthomé-Reynolds et Ivan Donchev. Ils auront fait le voyage en Pologne, enregistrant à Cracovie un double album plus complet que celui de leurs collègues polonais : ajout majeur, la stupéfiante Partita pour violon et piano que Grażyna Bacewicz écrivit en 1955 pour ses relevailles du terrible accident de voiture qui avait failli lui coûter la vie en septembre 1954.

Le piano âpre d’Ivan Donchev fait entendre une basse obstinée, le violon déploie une longue phrase intense, des harmonies populaires pimentent tout ce sombre. L’œuvre ira, mouvement après mouvement vers l’exubérante lumière de son Finale giocoso, danse ivre où l’archet file. Quelle œuvre !, que les deux amis défendent avec une verve enthousiasmante.

Ils font feu de tous bois dans les deux premières Sonates, en accentuant les formules baroques, et trouve pour le triptyque des années quarante des couleurs soufrées, des accents tragiques, mordant les Scherzos avec quelque chose de vorace.

Annabelle Berthomé-Reynolds ajoute les deux Sonates pour violon seul, laissant paraître le modèle Bach dans la Première, brillant pastiche aux difficultés redoutables dont elle ne fait qu’une bouchée. La Seconde, datée de 1958, est une œuvre ouverte sur la modernité, avec sa propre acceptation de l’atonalité, elle contient un bref Adagio sépulcral, musique du silence. Interrogée sur sa signification, Bacewicz répondit crânement « on pourra le jouer à mes funérailles ».

Impossible de choisir entre le geste classique, l’élégance, la pureté de Jakub Jakowicz, et le flamboiement, la vitalité irrépressible d’Annabelle Berthomé-Reynolds, leurs albums sont venus en même temps pour se compléter.

LE DISQUE DU JOUR

Grażyna Bacewicz
(1909-1969)
Sonate pour violon et piano No. 1 “Sonata da camera”
Sonate pour violon et piano No. 2
Sonate pour violon et piano No. 3
Sonate pour violon et piano No. 4
Sonate pour violon et piano No. 5

Jakub Jakowicz, violon
Bartosz Bednarczyk, piano
Un album de 2 CD du label Polskie Radio PRCD2302-2303
Acheter l’album sur le site polskieradio.pl

Grażyna Bacewicz
Sonate pour violon et piano No. 5
Sonate pour violon et piano No. 3
Sonate pour violon et piano No. 1 “Sonata da camera”
Sonate pour violon seul No. 2
Partita pour violon et piano
Sonate pour violon et piano No. 2
Sonate pour violon seul No. 1
Sonate pour violon et piano No. 4

Annabelle Berthomé-Reynolds, violon
Ivan Donchev, piano
Un album de 2 CD du label Muso MU-032
Acheter l’album sur le site du label Muso ou sur Amazon.fr – Télécharger ou écouter l’album en haute-définition sur Qobuz.com

Photo à la une : le violoniste polonais Jakub Jakowicz et le pianiste Bartosz-Bednarczyk – Photo : © DR