Brahms chante

Jerzy Semkow aura réussi sa vie à demeurer en quelque sorte à l’écart des circuits. Jeune homme grandi dans une Pologne détruite, asservie par les Soviets, il se rendra chez l’ennemi pour y forger son art. Boris Khaïkine l’accueille dans sa classe du Conservatoire de Leningrad, Evgeni Mravinsky, le voyant diriger un orchestre d’étudiants, en fit illico son assistant : ce geste si sûr, ce sens inflexible du tempo l’avaient conquis.

On était au début des années cinquante, le jeune homme profitera des apparitions d’Erich Kleiber, faisant le voyage à Berlin-Est ou à Prague, pour parfaire son art à une autre source. Mais la carrière le retiendra encore quelques années en U.R.S.S., dirigeant le Bolchoï pour deux saisons, s’y faisant un répertoire très russophile, avant de revenir au pays pour redresser l’Opéra de Varsovie.

Entre Copenhague (où il dirige l’opéra) et Varsovie, son art se diversifie, peu à peu le concert l’emporte sur la scène, ses Bruckner implacables, ses Beethoven rageurs, ses Mahler aventureux, son goût des éditions originales attirent l’attention d’EMI qui lui confiera le premier enregistrement du Boris Godounov dans l’orchestration du compositeur, pour lequel il assemble à Varsovie, autour du Tsar de Martti Talvela, une distribution stupéfiante où la jeune génération – le Pimen abyssal de Leonard Mroz, le Varlaam d’Aage Haugland – côtoie le grand baryton historique de l’Opéra de Varsovie, Andrzej Hiolski, Rangoni et Shcheikalov stupéfiant. La parution du disque à l’automne 1977 fit l’effet d’une bombe, Warner serait bienvenue de le rééditer.

Une carrière américaine (St. Louis, Rochester, ClevelandGeorge Szell l’accueille à bras ouverts, Detroit) nous offrira quelques disques dont le premier enregistrement de la Deuxième Symphonie de Scriabine (un concert avec le Philharmonique de New York attira l’attention des directeurs de la CBS qui préfèrent lui faire enregistrer l’œuvre avec le London Philharmonic) et surtout, pour Vox, une intégrale des Symphonies de Schumann novatrice, Semkow la dirigeant preste et âpre, exposant ce que d’aucuns pensaient comme des faiblesses de l’orchestration du compositeur du Carnaval, pour affirmer au contraire la singularité d’une langue demeurée unique.

Jerzy Semkow revint régulièrement aux Symphonies de Brahms, quelques microsillons avec l’Orchestre Philharmonique de Varsovie avaient jusque-là documenté cette part méconnue de son art, notamment des gravures sévères des deux premières Symphonies, mais d’intégrale point.

Revenu en Pologne au soir de sa vie, il aura cédé à l’insistance de Joanna Wnuk-Nazarowa, enregistrant enfin le cycle à Katowice, avec l’orchestre NOSPR qu’il aimait tant et où une certaine tradition de l’interprétation brahmsienne portée par les instrumentistes allemands établis en Silésie avait survécu.

Le geste est ample, le ton sombre, les textures pourtant lumineuses, les accents souvent rageurs emportent les Première et Quatrième Symphonies dans une implacables progression, alors que les deux symphonies centrales sont jouées comme des pastorales aux éclairages changeants, libérant toute une poésie d’orchestre qui semble venir d’un autre monde.

Cet ajout majeur à l’art de la discographie trop brève de Jerzy Semkow laisse espérer une suite, les archives sont assez nombreuses, Polskie Radio serait bien inspirée de nous rendre ses Beethoven, ses Bruckner, ses Mahler (certains sont déjà publiés chez DUX), et surtout ses gravures légendaires des trois dernières Symphonies de Tchaïkovski : les comparer avec celles de son mentor, Evgeni Mravinsky, serait riche d’enseignements.

LE DISQUE DU JOUR

Johannes Brahms
(1833-1897)
Symphonie No. 1 en ut mineur, Op. 68
Symphonie No. 2 en ré majeur, Op. 73
Symphonie No. 3 en fa majeur, Op. 90
Symphonie No. 4 en mi mineur, Op. 98

Orchestre Symphonique National de la Radio Polonaise de Katowice
Jerzy Semkow, direction

Un coffret de 3 CD du label Polskie Radio PRCD 2297-2299
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Photo à la une : le chef d’orchestre Jerzy Semkow – Photo : © DR