Wozzeck sans Wozzeck

Typique : Kryzsztof Warlikowski commence son spectacle hors du sujet, du moins le croit-on au début : un concours de danse de salon pour enfant aligne un jeune corps de ballet de gamins déconcertant d’aisance qui créent un savant malaise en singeant le monde des adultes. Au commande de la radio d’ambiance, un petit garçon un peu abandonné. Une danseuse viendra le chercher pour quelques pas qu’il ne pourra exécuter avant qu’elle ne le renvoie sans ménagement à sa chaise : ce garçonnet, c’est celui de Marie, et ce pourrait aussi être Wozzeck enfant ou le fils de Wozzeck reproduisant déjà le destin de son père, être hors du monde, perdu pour l’humanité.

Tout au long de ce spectacle parfait et coupant comme une lame de rasoir, Warlikowski sonde les âmes avec une certaine économie qu’on ne lui avait pas connu si souvent, et laisse les personnages émaner d’eux-mêmes, portés par des chanteurs-acteurs qui s’accordent à son propos, Eva-Maria Westbroek Marie mère courage, Ursula Hesse von den Steinen Margret désormais inoubliable, les vignettes acides du Capitaine et du Fou selon Marcel Beekman, le Docteur plus humain qu’à son tour de Sir Willard White, l’Andres impeccable de Jason Bridges, le Tambour-major petit bourgeois de Frank van Alken.

Simplement extraordinaire de puissance contenue, de variété expressive, d’émotion, la direction de Marc Albrecht est l’une des plus accomplies qu’ait connue l’œuvre depuis celles des grands anciens, Mitropoulos et Böhm, et évoque plutôt celle, lyrique, d’Abbado que celle, dramatique, de Boulez. La scène finale est à pleurer. Mais bémol majeur, Christopher Maltman voit son personnage tué par son costume falot, sa mèche tombante, ses lunettes de myope et par la distance raisonnable que lui impose Warlikowski, voulant faire comprendre à toute fin ce qui est l’évidence : ici, tout le monde est fou sauf Wozzeck.

Avec Matthias Goerne, je croyais tenir mon Wozzeck. Mais non. La faute à William Kentridge qui avait illustré le Winterreise du baryton et l’aura convaincu d’aborder ce qui aurait dû être le rôle de sa vie. Mais impossible de voir Wozzeck et d’ailleurs qui ce soit dans ce fouillis d’images, ces installations obscures, ce graffiti permanent, commentaire vain d’une action et de psychologies qu’il dévore en les noyant de fusain. Quelle tristesse !

Alors, écoutez seulement, car le timbre de Goerne, son éloquence sombre, ressuscitent le souvenir du Wozzeck absolu, Walter Berry, la concentration du timbre est admirable, les mots saisissants, et tous se mettent à son diapason, Asmik Grigorian Marie déchirante, le terrible Tambour-major de John Daszak, le Capitaine venimeux de Gerhard Siegel, l’Andres fidèle selon le magnifique Mauro Peter, tous se débattent dans l’orchestre âpre, délétère, funeste que règle avec une précision d’horloger et un sang-froid assassin, façon Boulez, l’autre héro de cette soirée : Vladimir Jurowski, qui force les Wiener Philharmoniker à redécouvrir l’œuvre .

LE DISQUE DU JOUR

Alban Berg (1885-1935)
Wozzeck, Op. 7

Christopher Maltman, baryton (Wozzeck)
Eva-Maria Westbroek, soprano (Marie)
Frank van Aken, ténor (Le Tambour-major)
Marcel Beekman, ténor (Le Capitaine, Le Fou)
Sir Willard White,baryton-basse (Le Docteur)
Jason Bridges, ténor (Andres)
Ursula Hesse von den Steinen, mezzo-soprano (Margret)
Scott Wilde, basse (Le Premier apprenti)
Morschi Franz, ténor (Le Second apprenti)
Jacob Jutte (Le Fils de Marie)
Richard Prada, ténor (Un soldat)

New Amsterdam Children’s Choir
Chorus of Dutch National Opera
Netherlands Philharmonic Orchestra
Marc Albrecht, direction
Krzysztof Warlikowski, mise en scène
Un DVD du label Naxos 2.110582
Acheter l’album sur le site du label Naxos ou sur Amazon.fr

Alban Berg (1885-1935)
Wozzeck, Op. 7

Matthias Goerne, baryton (Wozzeck)
Asmik Grigorian, soprano (Marie)
John Daszak, ténor (Le Tambour-major)
Gerhard Siegel, ténor (Le Capitaine)
Jen Larsen,baryton-basse (Le Docteur)
Mauro Peter, ténor (Andres)
Frances Pappas, mezzo-soprano (Margret)
Tobias Schabel, basse (Le Premier apprenti)
Huw Montague Rendall, baryton (Le Second apprenti)
Heinz Göhrig, tenor (Le Fou)

Salzburger Festspiele und Theater Kinderchor
Konzertvereinigung Wiener Staatsoper
Wiener Philharmoniker
Vladimir Jurowski, direction
William Kentridge, mise en scène
Un DVD/Blu-Ray du label harmonia mundi HMD9809053
Acheter l’album sur le site du label harmonia mundi ou sur Amazon.fr

Photo à la une : la mise en scène de Warlikowski à l’opéra d’Amsterdam – Photo : © DR