Portrait de l’artiste en jeune homme

Sony réédite l’ensemble des gravures qu’André Tchaikowsky consentit à RCA au temps de son aventureuse jeunesse, lorsque, sauvé enfin du cauchemar de la guerre, pris sur l’insistance d’Artur Rubinstein par Sol Hurok dans son agence artistique, il pouvait envisager une brillante carrière de soliste aux Etats-Unis, et y être l’égal de Glenn Gould, la disparition tragique de William Kapell en 1953 lui laissant le champs libre.

Mais non, le démon de la composition le tenaillait, son caractère intransigeant, son verbe mordant, son ironie constante lui rendraient la vie sociale de concertiste intenable. Les cinq albums pour RCA où déjà il aura trouvé le moyen de se brouiller avec Fritz Reiner (ce qui ne devait pas être très difficile vu leurs tempéraments respectifs) le montre à l’alpha de son art : lectures radicales pour l’album Mozart dont les fantaisies, le clavier vif n’est pas si loin que cela de celui de Glenn Gould, une certaine nostalgie en plus, aux côtés d’un 25e Concerto où chacun regarde de son côté : il y a pourtant bien des choses à y glaner, ces phrasés si inventifs, le ton résolument tragique, l’art des respirations. Le 5e Concerto de Bach montrera Reiner et le jeune homme autrement accordés et impérieux.

La sélection des Préludes et les autres pièces de Chopin sonnent comme réécrites (surtout la 3e Ballade) tant elles sont revisitées non par un pianiste mais par un compositeur, expérience unique et déstabilisante qui paraissait dès le « debut album » offrant une lecture au cordeau des Visions fugitives de Prokofiev et un Gaspard de la nuit méphitique, où la virtuosité éclate avec un brio insensé.

Ce coffret, qui somme toute est assez peu, documente l’art d’André Tchaïkowsky dans sa vingtaine, à la fin des années 50. La décennie suivante, il fréquentera les studios d’EMI France ajoutant des disques Mozart, Haydn, Schubert, mais surtout de spectaculaires Variations Goldberg qui répondent à celles de Glenn Gould. Plusieurs sessions d’enregistrements restèrent impubliées – un plein disque de Mazurkas de Chopin a ainsi émergé durant les années 1990 et un programme Schumann où figuraient les Davidsbundlertänze et les Etudes symphoniques.

Quel plaisir de pouvoir entendre ces dernières dans une autre captation sensiblement contemporaine à celle d’EMI demeurée inédite : André Tchaïkowsky enregistra d’abondance pour les studios des radio allemandes durant les années 1960 (puis plus encore pour les diverses stations de la BBC au long des années 1970), trouvant des pianos parfaits comme le très beau Steinway qu’il joue ce 16 mars 1963 à la Süddeutscher Rundfunk, boisé, ample, au médium qui chante tout seul.

Il les joue en compositeur, leur donnant une gravité, une intensité émotionnelle qui rappelle Wilhelm Kempff, tant tout y est noble jusque dans les libertés qu’il s’autorise. C’est le pivot du disque-hommage finement conçu par Meloclassic commencé par des Haydn contrastés : l’élégance expressive des Variations en fa mineur, qui se contraste avec une Sonate Hob XVI:49 leste et impertinente, prouvent encore une fois qu’il réussissait ici aussi bien que Gould.

Le classicisme assumé de la Sonate K. 533/494 de Mozart, la simplicité du geste démontrent qu’il pouvait s’effacer derrière une partition, la servir dans l’intégrité de son texte : c’est alors que les qualités plastiques de son jeu rappellent à plein quel musicien il était, asservissant sa virtuosité jusque dans une 3e Sonate de Prokofiev exemplaire de précision. Bien d’autres bandes dorment dans les archives allemandes, Meloclassic devrait poursuivre – qui sait, cela inciterait peut-être Warner à publier enfin un coffret André Tchaikowsky qui révélerait un certain nombre d’inédits.

LE DISQUE DU JOUR

André Tchaikowsky
The Complete RCA Collection

Maurice Ravel (1875-1937)
Gaspard de la nuit, M. 55
Sergei Prokofiev (1891-1953)
Visions fugitives, Op. 22
Wolfgang Amadeus Mozart (1756-1791)
Concerto pour piano No. 25 en ut majeur, K. 503
Fantaisie pour clavier en ut mineur, K. 475
Sonate pour clavier No. 14 en ut mineur, K. 457
Sonate pour clavier No. 10 en ut majeur, K. 330
Johann Sebastian Bach (1685-1750)
Concerto pour clavier No. 5 en fa mineur, BWV 1056
Frédéric Chopin (1810-1849)
24 Préludes, Op. 28 (extraits : Nos. 18, 2, 14, 4, 5, 8, 19, 20, 23 & 24)
Barcarolle en fa dièse majeur, Op. 60
Étude en la bémol majeur, Op. 10 No. 10
Étude en ut majeur, Op. 10 No. 7
Mazurkas, Op. 59 (extraits : Nos. 1 & 2)
Mazurka en si majeur, Op. 56 No. 1
Ballade No. 3 en la bémol majeur, Op. 47

André Tchaikowsky, piano
Chicago Symphony Orchestra
Fritz Reiner, direction
Un coffret de 4 CD du label Sony Classical 88985470142
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Franz Joseph Haydn
(1732-1809)
Variations en fa mineur,
Hob. XVII:6

Sonate pour clavier en mi bémol majeur, Hob XVI:49
Wolfgang Amadeus Mozart (1756-1791)
Sonate pour clavier No. 15 en fa majeur, K. 533/494
Robert Schumann (1810-1856)
Études symphoniques (en formes de variations), Op. 13
Sergei Prokofiev (1891-1953)
Sonate pour clavier No. 3 en la mineur, Op. 28

André Tchaikowsky, piano

Un album du label Meloclassic MC1035
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Photo à la une : © DR