La Dame en noir

Le salon de musique de Tchaïkovski : il vient de faire une gâterie à Hermann qui le quitte après avoir remonté le perroquet automate sifflant dans sa cage dorée l’air de Papageno façon boîte à musique. Une provocation ? À peine. Stefan Herheim va bien moins loin dans la relecture qu’il ne le fit pour son inexorable Eugène Onéguine.

Aurait-il craint de froisser Mariss Jansons qui s’insurgeait devant Onéguine écrivant la lettre de Lisa ? Cette fois, une liberté : Yeletsky aura les traits et le costume de Tchaïkovski (qui sera démultiplié à l’envie par les choristes), amoureux timide de Lisa qui s’éconduit de lui-même pour laisser la place à Hermann, et une autre à la fin de la pastorale, lorsque l’Impératrice paraît, c’est Hermann encore une fois, couronné, et que Tchaïkovski furieux met en bretelles et en marcel, lui ôtant l’hermine.

Sinon rien que de très littéral, où se glisse parfois une belle idée, comme les dames de compagnie de La Comtesse en grand deuil et comme la pressant de mourir dans tout ce noir étouffant, alors qu’elle est en liseuse blanche; et parfois une mauvaise lors du délire d’Hermann (vous verrez !).

Mais le décor unique prive le grand troisième acte de sa morbidité, l’omniprésence de Tchaïkovski tout du long voyant et écrivant son opéra, la scène à la maison de jeu brouillonne, tout cela fatigue un brin mais se fait rembourser par une belle direction d’acteurs et un Hermann qui hante la scène : Misha Didyk, vieilli, grossi, est à ce point le personnage qu’il rejoint au panthéon et Khanaieiv et Nielepp.

Une troupe idéalement composée l’entoure, Larissa Diadkova Comtesse sans peur qui meurt comme tout le monde empoisonnée par un cordial au choléra, Vladimir Stoyanov, Yeletsky superbe de voix et de jeu, Alexey Markov un Tomsky impeccable dans la Ballade, la Polina et le Milovzor charnels d’Anna Goryachova, mezzo décidément à suivre. Bémol : si Svetlana Aksenova est physiquement une Lisa presque trop splendide, elle s’éraille comme beaucoup (même Grümmer y trépassait) dans son grand air où l’idée du suicide germe.

Peu importe, tant l’opéra est empoigné par Mariss Jansons qui trouve dans les sonorités inquiètes, les accents morbides des musiciens du Concertgebouw un tout autre écho qu’à Munich, dans la captation audio éditée par BR-Klassik. Pour sa direction hantée, qui rappelle en la stylisant celle de Samossoud, pour le spectacle d’Herheim, pour le plus bel Hermann de Didyk, une soirée passionnante sinon absolument mémorable.

En novembre 2012, Vladimir Jurowski dirigeait à l’Auditorium Smolarz de Tel Aviv ce qui semble être sa première Dame de pique, et c’est tout le théâtre de Tchaïkovski qui envahit la salle de concert au point que la scène ne dût guère manquer aux spectateurs.

Pourtant, Jurowski se garde bien d’une lecture hystérique, il creuse au contraire le temps dramatique de l’œuvre, sertissant particulièrement le personnage sacrifiée de Liza à laquelle Karina A. Flores met une ligne classique que des aigus parfois courts ne déparent pourtant pas.

Paille de la soirée, Oleg Kulko, Hermann ardent, trop d’une pièce, qui use sa voix à force d’héroïsme, mais quel personnage, hanté par un démon affreux ; dommage, sa conception n’est pas celle de Jurowski dont l’orchestre peint des décors à la Murnau, tout un Saint-Pétersboug en noir et blanc, où une tension s’installe dès les premières scènes au parc qui ira croissante jusqu’à la salle de jeu, inexorable, implacable mais sans jamais la moindre trace de pathos.

La scène entre La Comtesse et Hermann, tenue dans un tempo strict, où Romanova met dans son air de Grétry une amertume désolée qui semble indiquer qu’elle sait qu’elle va mourir, est anthologique, d’abord parce que subtilement menée, sans les effets de grand guignol dont on l’affuble souvent.

La compagnie est brillante, le Tomsky de Leiferkus en tête, le chœur hélas moyen, peu importe, c’est d’abord pour la direction de Vladimir Jurowski qu’on entendra cette Dame de pique singulière, certain qu’il reviendra à cette œuvre écrite pour lui.

LE DISQUE DU JOUR

Piotr Ilitch Tchaïkovski (1840-1893)
La Dame de pique, Op. 68,
TH 10

Misha Didyk, ténor (Hermann)
Svetlana Aksenova, soprano (Liza)
Anna Goryachova, contralto (Polina, Daphnis)
Vladimir Stoyanov, baryton (Prince Yeletsky)
Larissa Diadkova, mezzo-soprano (La Comtesse)
Alexey Markov, baryton (Comte Tomsky, Plutus)
Andrei Popov, ténor (Chekalinsky)
Andrii Goniukov, basse (Surin)
Mikhail Makarov, ténor (Chaplitsky)
Anatoli Sivko, baryton-basse (Narumov)

Chœur de l’Opéra des Pays-Bas
Chœur d’enfants d’Amsterdam
Orchestre du Concertgebouw d’Amsterdam
Mariss Jansons, direction
Stefan Herheim, mise en scène
Un DVD/Blu-Ray du label C Major Entertainment 743908
Acheter l’album sur le site www.clicmusique.com, ou sur Amazon.fr

Piotr Ilitch Tchaïkovski
La Dame de pique, Op. 68, TH 10

Oleg Kulko, ténor (Hermann)
Karina A. Flores, soprano (Liza)
Ekaterina Semenchuk, contralto (Polina)
Albert Schagidullin, baryton (Prince Yeletsky)
Nina Romanova, mezzo-soprano (La Comtesse)
Sergei Leiferkus, baryton (Comte Tomsky)
Viacheslav Voynarovskiy, ténor (Chekalinsky)
Maxim Mikhailov, basse (Surin)
Felix Livshitz, ténor (Chaplitsky)
Alexey Kanunikov, baryton-basse (Narumov)
Olga Schalaewa, mezzo-soprano (La Gouvernante)
Lilia Gretsova, soprano (Masha)

Gary Bertini Israeli Choir
Ankor Choir
Orchestre Philharmonique d’Israël
Vladimir Jurowski, direction
Un coffret de 3 CD du label Helicon Classics 029672
Acheter l’album sur le site du label Helicon Classics

Photo à la une : La représentation de Stefan Herheim à Amsterdam – Photo : © DR