Miroirs brisés

Sviatoslav Richter ne jouait pas forcément tous les Miroirs (mais il finit un jour par le faire), Tatiana Nikolayeva pas plus, Evgeni Koroliov, dans le très déconcertant disque Ravel qu’il vient de faire paraître, n’en extrait que La Vallée des cloches qui ouvre l’album, et des Oiseaux tristes quasi silencieux. Pourtant, c’est comme si tous les Miroirs sinon Alborada, leur secrète poésie, leur goût un peu japonais de l’étrange, s’y étaient infusés, et dans tout le disque d’ailleurs, on sent cette attirance vers le vide, ce son en abîme.

Sommet, la Sonatine, pleine d’ombres, plus tragique que lyrique, dont l’élégance a quelque chose de constamment inquiet. Qui la jouait ainsi, si proche justement de leurs voisins les Miroirs ? Personne, je crois bien. D’autant que Koroliov lui enchaîne Le gibet de Gaspard de la nuit, puis ces Oiseaux tristes qui eux aussi semblent se balancer au bout d’une corde.

Ma mère l’oye avec Ljupka Hadzigeorgieva apporte un peu de rêve, surtout pour Le jardin féérique qui ouvre sur de vraies merveilles, alors que Les entretiens de la belle et la bête grinçaient, leur valse alentie. Mais le désespoir sinistre du Petit Poucet, sa marche esseulée, et la Pavane de la belle au bois dormant, aussi funèbre que celle pour l’infante qui clôt le disque ? Si ce n’est pas chercher et trouver chez Ravel la part d’ombre, cette nuit sans rémission qui éclatera dans le Concerto pour la main gauche et que son piano a toujours renfermé.

Bémol, les Valses nobles et sentimentales ne sont pas au même degré de perfection, que ce soit pour les doigts ou pour la poésie, alors même que Koroliov n’avait qu’à en susciter les fantômes, mais non, une pudeur le retient, une certaine aspiration au formel que déjà ses Debussy démasquaient. On n’est pas si grand pianiste sans avoir ses prisons.

LE DISQUE DU JOUR

Maurice Ravel (1875-1937)
Miroirs, M. 43 (extraits :
2. Oiseaux tristes,
5. La Vallée des cloches)

Gaspard de la nuit, M. 55 (extrait : 2. Le gibet)
Sonatine, M. 40
Valses nobles et sentimentales, M. 61
Ma mère l’oye, M. 60
(version à 4 mains)

Pavane pour une infante défunte, M. 19

Evgeni Koroliov, piano
Ljupka Hadzigeorgieva, piano

Un album du label Tacet 227
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Photo à la une : © DR