Les secrets de Don Manuel

Par deux fois, Ernest Ansermet grava avec son Orchestre de la Suisse Romande ce Tricorne qu’il avait créé, en monophonie avec Suzanne Danco, puis repris avec Teresa Berganza pour la stéréophonie mythique de Decca, gravure immaculée demeurée référence.

Kazuki Yamada n’a pas froid aux yeux de venir sur un terrain si historiquement acquis. Et il a raison, car même si l’âme d’Ansermet n’a pas quitté cette phalange (ni son matériel d’orchestre parcouru par les annotations multicolores du chef), le temps a passé, et le regard neuf que porte le Japonais sur ce paradis de sons surprend plus d’une fois.

Il y équilibre avec finesse ballet et symphonie, récits et atmosphères, mettant partout une fraîcheur poétique assez inouïe que je n’avais pas perçue à la première écoute, râlant que tout cela n’était pas assez sec, pas assez espagnol. Il me fallait Toldra, Argenta.

Tout réécouté à tête reposée, c’est une merveille au contraire qui libère Le Tricorne des planches, ne veut y entendre que le chef-d’œuvre d’orchestre de son auteur et montre qu’il est « instrumenté » aussi finement que si Ravel avait pris la plume à Don Manuel : on sait bien que le gaditan orchestra son Tricorne en lorgnant sur la Rapsodie espagnole.

C’est déjà cette parenté flagrante que Pierre Boulez soulignait dans un de ses disques les plus géniaux et les plus décriés, n’ayant pas peur de proclamer ce solaire ut majeur qui semble faire la nique à toute la musique du XXe siècle dont justement il fut l’apôtre.

Dans cette somptueuse feria de timbres – captée avec maestria, les ingénieurs de Pentatone n’ayant rien à envier aux légendaires preneurs de son de Decca, bien au contraire ! – Kazuki Yamada se grise des timbres, jette les couleurs à pleins baquets, et s’enchante à la plus belle mezzo-soprano qu’ait connu le ballet depuis Jan DeGaetani : Sophie Harmsen possède un charme fou, et son « coucou » vous convie au rêve, merveille !

En appendice, Yamada ajoute l’Interlude et Danse de La vida breve, joués appassionato, puis la Danse rituelle du feu, avec plus d’ombres que de flammes, Candelas n’est pas loin. Mais l’album s’ouvre sur une autre merveille, des Noches debussystes, où le piano de Mari Kodama rêve et danse, gitane sorcière qui ne s’oublie plus.

LE DISQUE DU JOUR

Manuel de Falla (1876-1946)
Le Tricorne (version ballet)
Nuits dans les jardins d’Espagne, pour piano concertant et orchestre
La vida breve
(extrait : Interlude et Danse)

El amor brujo
(extrait : Danza ritual del fuego)

Sophie Harmsen, mezzo-soprano
Mari Kodama, piano
L’Orchestre de la Suisse Romande
Kazuki Yamada, direction

Un album du label Pentatone PTC 5186598
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Photo à la une : © DR