L’élégance

Songeant à André Cluytens toujours me revient en mémoire ce film où il dirige la Deuxième Suite de Daphnis et Chloé, grande stature, regard clair, sourire, ce bras qui caresse les cordes, cet œil qui suscite la flûte, ce maintien altier mais souple, simplement la plus belle direction d’orchestre physique qu’il m’ait été donnée de voir.

Ce que les musiciens, ceux des orchestres français, anglais et même les Berliner Philharmoniker, ensorcelés, lui offrent tout au long des 65 CD réunis dans l’hommage parfait que lui rend Erato, reste assez indescriptible. Chez Berlioz, chez Beethoven, chez Ravel ou Rimski-Korsakov, chez Debussy ou chez Schumann, une vertu et quasiment une philosophie s’impose : l’élégance, qui rappelle à l’oreille ce que l’œil voyait dans ce Daphnis.

La somme était bien connue, s’y ajoute pourtant un bon lot d’inédits en CD comme cette Schéhérazade (Rimski-Korsakov) tout récits et contes à la fois, des Haydn plein d’esprit, Le Martyre de Saint-Sébastien revu par Véra Korène, incarnée par elle entourée d’une troupe de comédiens (Maria Casares, Jean Marchat) et de chanteurs (Rita Gorr, Solange Michèle qui fut sa Carmen, Martha Angelici, Mattiwilda Dobbs pour La Voix céleste, et Lucienne Jourfier, qui nous a quittés en janvier dernier, dont il reste si peu de disques, et qui fut sa Rosine – un film existe de ce Barbier de Séville dirigé par Cluytens, je ne le connais pas).

André Cluytens en 1965 – Photo : (c) DR

La perle des inédits reste la publication en première mondiale des quatre extraits de Cydalise et le chèvre-pied de Gabriel Pierné, poésie et fantaisie mêlées, restés dans les cartons car un trait de flûte sortait mal, détail qui importe d’autant moins que c’est dans La Leçon de flûte de PanStyrax se moque de son professeur en raillant son exemple. Quelle fougue, quelle imagination, quel sens du récit en musique appuyés sur un luxe de couleurs invraisemblable. Cluytens jouait comme personne des timbres si particuliers des instrumentistes français, de la rugosité, de leur verdeur : ses Massenet, ses Lalo, ses Bizet dès le 78 tours, son incroyable Ballet de Faust si altier, si plein de timbres, témoignages précieux d’une identité sonore qui s’est perdue.

Sous sa direction, les myriades de couleurs qui font l’orchestre des compositeurs russes éclatent littéralement : au sommet, ses Tableaux d’une exposition où enfin Ravel se fond dans Moussorgski et son Capriccio espagnolParis ou à Londres), enivrant, seulement égalé par celui de Kirill Kondrachine, prouvent l’étendue de son répertoire qui dépassait les traditions françaises et germaniques dont on lui faisait crédit : Belge de naissance, il était en effet partagé entre ces deux cultures. Ses Symphonies de Beethoven avec les Berliner rayonnent toujours de la même perfection stylistique, claire et puissante, offrant au cœur du cycle le vrai miracle d’une Pastorale édénique comme aucune autre.

Sa Troisième de Schumann, son Inachevée de Schubert, si parfaitement composées, font regretter que l’on ait rien de son art chez Brahms. Mais il suffit d’entendre au 78 tours les extraits du Tricorne pour comprendre que Cluytens était partout chez lui.

Malgré l’élargissement de son répertoire qu’illustre cette somme, c’est pourtant la vaste anthologie de musique française qui impose le vrai visage de son art, et je retourne à quelques disques majeurs qui auront constitué dès mon adolescence l’essence de ma culture discographique : ces Images de Debussy sensuelles, et Jeux où parfois pourtant l’orchestre se désarçonne, les Ravel de la Société, ensemble éternel que domine le plus beau des Daphnis avec celui de Monteux, les ultimes Roussel, si tonnants, si éclatants, l’album des Ouvertures de BerliozCluytens emporte tout dans une exaltation enivrante.

Et je me replonge dans la première anthologie Ravel avec le National. Gravures monophoniques et pour cela oubliées, où le style ravélien me semble plus pur, plus décanté : écoutez seulement Ma Mère l’Oye. Je les entends ici comme jamais je n’avais pu les entendre, et d’ailleurs tout le coffret propose une véritable réévaluation sonore de ce legs : écoutez seulement le Concerto pour la main gauche avec Samson François, si souvent réédité. Christophe Hénault et son studio Art et Son ont probablement produit avec cette somme leur grand œuvre.

L’album est somptueux, qui rappelle les pochettes d’origines, un texte éclairé et éclairant, signé François Laurent, vous guidera dans ce paradis, procurez-vous le de toute urgence, je crains qu’il n’y en ait pas pour tout le monde. Maintenant, il nous faut un second volume avec tous les opéras, et qui sait, Erato aura peut-être l’idée d’aller fouiller les archives de la Radio où dorment tant de trésors, ne seraient-ce que les Nocturnes de Debussy (piètrement édités au nez et à la barbe de l’INA par Tahra) ou la Cinquième Symphonie d’Alexandre Tansman.

LE DISQUE DU JOUR

André Cluytens
The Complete Orchestral
and Concerto Recordings

Œuvres de C.P.E. Bach, Beethoven, Berlioz, Bizet, Boïeldieu, Bondeville, Borodine, Chabrier, Charpentier, Chopin, Chostakovitch, Debussy, Delage, Delibes, D’Indy, Dvorak, Falla, Fauré, Franck, Gershwin, Glinka, Gounod, Haendel, Haydn, Hérold, Lalo, Laparra, Liszt, Massenet, Mendelssohn, Menotti, Moussorgski, Mozart, Nigg, Pierné, Prokofiev, Rachmaninov, Ravel, Rimski-Korsakov, Rossini, Roussel, Saint-Saëns, Schubert, Schumann, Smetana, Strauss, Stravinski, Tchaïkovski, Wagner, Weber

Berliner Philharmoniker
Orchestre de l’Association des Concerts Colonne
Orchestre de la Société des Concerts du Conservatoire
Orchestre du Théâtre National de l’Opéra de Paris
Orchestre du Théâtre National de l’Opéra-Comique, Paris
Orchestre National de Belgique
Orchestre National de la R.T.F
Philharmonia Orchestra
Wiener Philharmoniker

André Cluytens, direction

Un coffret de 65 CD du label Erato / Warner Classics 0190295886691
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Photo à la une : © DR