Le temps des Saisons

La traduction est poétique. Tchaïkovski intitula la suite d’épigraphes lyriques qu’il composa entre décembre 1875 et novembre 1876 « Les Mois », mais c’est bien le rythme des saisons qui s’y fait entendre, et leurs impressions qu’il confia dans chacune des parutions du Nouvelliste une année durant, revue littéraire de Saint-Pétersbourg qui encartait une partition. La légende dit que l’auteur de La Dame de Pique demandait à son valet de lui rappeler de s’en acquitter tout les premiers de chaque mois.

Mais rien d’un pensum n’y paraît. Contraint à la forme brève, il y compose plutôt des mélodies sans paroles où son génie parait à nu, quasi sans apprêt, souvent baigné d’une désarmante mélancolie. Au XXe siècle, les pianistes russes, à compter de Constantin Igumnov se l’approprièrent, Oborin suivit, Postnikova, Pletnev qui y fut toujours magnifique et les enregistra par deux fois, ces feuillets d’album devinrent le symbole de l’importante œuvre pour piano solo laissée par Tchaïkovski, part de son corpus toujours assez peu courue.

Mais du moins Les Saisons auront-elles conquis les pianistes du monde entier. Brigitte Engerer puis Antonin Kubalek y mirent leur poésie, récemment Elena Bashirova les détailla avec amour, Olli Mustonen y mit son génie iconoclaste, puis Hideyo Harada les joua en couleurs vives avant que le jeune pianiste israélien Nadav Hertzka en propose une lecture plus tendue, assez remarquable et quasi passée inaperçue (Skarbo), mais voici qu’en une petite année, quatre nouvelles versions viennent s’ajouter à ma discothèque.

Jonas Vitaud les joue unifiées, sans souci d’en caractériser à outrance les épisodes, le geste surprend d’abord, comme les couleurs relativement lissées par une lumière trop souvent rasante, mais la simplicité du geste, la conception d’ensemble valent d’être entendues, même si le grand œuvre de son disque – et il est rarissime qu’un pianiste si français de formation et de culture pense à inscrire dans sa discographie un album entier dédié à Tchaïkovski – reste une Sonate en sol, parfaitement aboutie.

Fouillant dans ma discothèque, je retrouvais un disque oubliée de Tatiana Shebanova, et à vrai dire l’un de ses moins connus. Pour Dux, elle gravait en avril 2006 un album intitulé « Blüthner ». Sur un somptueux modèle 1 aux registres si contrastés, elle osait quelques pièces de Rachmaninov, deux transcriptions virtuoses d’après Kreisler, et deux perles lyriques, mais surtout une version des Saisons inquiète, volontairement assombrie, comme hantée par la révélation du cancer qui allait l’emporter six ans plus tard. Les teintes profondes du Blüthner habillent cette interprétation parfois tragique qui pourtant ne trahit jamais la poésie de son auteur.

Un océan semble séparer ce fondu au noir avec le grand piano qu’y déployait – le disque m’est parvenu voici quelques mois et ne se trouve aisément qu’en Extrême-Orient – Đặng Thái Sơn. L’évidence du geste, le plaisir contagieux d’une sonorité somptueuse où se mirent une palette de couleurs insensée, la profondeur d’un clavier qui pourtant ne cesse d’évoquer font des Saisons de plein air, toute une série de vignettes croquées avec un sens du détail, une profusion d’idées, et un style admirable de lyrisme tenu. Tout grand disque d’un immense pianiste qui se clôt par trois pièces isolées, une Romance, le tendre Un poco di Chopin et une version anthologique de la célèbre Dumka.

Découvrant l’album de Mazurkas de Chopin tout récemment gravé par Pavel Kolesnikov, j’éprouvais le sentiment de me trouver d’emblée devant un des plus singuliers talents de la nouvelle génération. Il avait enregistré un premier disque pour Hypérion, tout un album Tchaïkovski où le génial Op. 19 était précédé par Les Saisons.

Mettant le disque dans la platine, dès Janvier, le ton un rien capricieux du phrasé, alla Schumann, me tire l’oreille, seraient-ce des Saisons de fantaisie. Absolument, douze univers ciselés par une grammaire de clavier saisissante de subtilités. Une variété dans le toucher, des inventions de couleurs, toute une profusion d’émotions et de sentiments s’incarnent dans ce qui me semble la plus bouleversante des versions qu’ait jamais connues l’œuvre. Ce piano de lumières et d’ombres où chaque phrasé parle un conte, et où les pièces vives sont comme dansées, de vrais numéros de ballet, est fascinant, poésie pure, pure éloquence, le son s’y forme comme une vraie magie, prouvant que dès son premier opus discographique, ce jeune homme – il avait alors vingt-quatre ans – comptait déjà parmi les grands. Même coup de génie dans les Six Morceaux, jamais aussi parfaitement compris depuis Postnikova. Album tout à fait indispensable.

LE DISQUE DU JOUR

cover-tchaiko-saisons-vitaud-mirarePiotr Ilyitch Tchaïkovski (1840-1893)
Les Saisons, Op. 37a (Intégrale)
Grande Sonate en sol majeur, Op. 37

Jonas Vitaud, piano
Un album du label Mirare MIR 308
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cover-tchaiko-saisons-shebanova-duxPiotr Ilitch Tchaïkovski
Les Saisons, Op. 37a (Intégrale)
Fritz Kreisler (1875-1962) (arr. Rachmaninov)
Liebesfreud
Liebesleid
Sergei Rachmaninov (1873-1943)
Marguerites,
Op. 38 No. 3 (arr. pour piano)

Lilas, Op. 21 No. 5 (arr. pour piano)
Tatiana Shebanova, piano
Un album du label Dux 0554
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cover-tchaiko-saisons-dang-ts-rcaPiotr Ilitch Tchaïkovski
Les Saisons, Op. 37a (Intégrale)
Romance, Op. 5
Un poco di Chopin, en ut dièse mineur, Op. 72 No. 15
Dumka, Op. 59

Đặng Thái Sơn, piano
Un album du label RCA Japon VICC-60582 ou
du label Enrich Music EN-02A

cover-tchaiko-saisons-kolesnikov-hyperionPiotr Ilitch Tchaïkovski
Les Saisons, Op. 37a (Intégrale)
6 Morceaux, Op. 19

Pavel Kolesnikov, piano
Un album du label Hypérion CDA68028
Acheter l’album sur le site du label Hypérion Records, sur le site www.clicmusique.com ou sur Amazon.fr

Photo à la une : Le pianiste Pavel Kolesnikov – Photo : © Colin Way