La Sonate

Henri Dutilleux aura désavoué ses trois premiers opus majeurs, Le Loup, la Première Symphonie et sa Sonate pour piano, reniement inexplicable au regard de leur qualité. Mais le créateur seul peut juger ses créatures. Le temps aidant, il se réaccorda avec la Symphonie et la Sonate : concernant cette dernière, Geneviève Joy, qui ne l’avait jamais abandonnée, n’y fut pas pour peu. De toute façon, l’œuvre s’était en quelque sorte imposée de force au répertoire à la fin de la vie du compositeur.

Après le temps des pionniers – Monique de La Bruchollerie, Geneviève Joy, Jean-Paul Sevilla – de nouveaux interprètes s’en saisirent. Tatiana Nikolayeva, assez loin du texte mais risquant tout, déconcerta le compositeur, John Ogdon, Dominique Merlet, Marie-Catherine Girod, Mika Akiyama (lecture aussi belle que peu connue, chez Lyrinx), Donna Amato, Marie-Josèphe Jude, Anne Queffélec, Claire-Marie Le Guay, Lorène de Ratuld, Jonas Vitaud, s’y risquèrent, d’autres l’agrégeront à leur univers.

Oui mais voilà, plaçant dans la platine le disque enregistré par Arthur Ancelle à Moscou en mai 2015, l’œuvre prend une dimension fulgurante que je ne lui avais plus trouvée depuis l’élan que lui imprimait Monique de La Bruchollerie. La fièvre qui ouvre l’Allegro con moto, les fusées vers l’aigu, ce paysage qui fulgure entre le thème qui serpente et les implosions qui tentent de le disloquer, tout cela dans un grand son d’orchestre, quelle puissance, comme c’est pensé et réalisé !

Car le Yamaha joué ici est somptueux, d’un espace sonore qui permet aux jeux de timbres et aux échos harmoniques de se réaliser à plein. Le Lied et sa plainte qui chemine dans l’éther avec ces accords immuables où paraît l’ombre de Messiaen, a des teintes lunaires, moins désespéré qu’en bien d’autres versions, plus prié. C’est modelé, cela avance intangible, soupesé, dans une seule ligne où vient danser soudain cette chaconne que Britten n’eut pas désavouée.

Merveille qu’interrompt le grand accord du Choral : trompettes et orgues donnent à plein, enlevant cette proclamation d’un sombre feu. Puis le jeu se fait, giocoso, animato, creusant dans le clavier cet orchestre que j’y entendais chez Monique de La Bruchollerie, avec les mêmes moyens techniques insolents, et la même puissance. Une œuvre de jeunesse ? Un chef-d’œuvre, c’est comme cela qu’Arthur Ancelle la joue, comme cela aussi qu’il emporte les mystères plus abstraits des Trois préludes.

Ce disque d’un pianiste pour lequel l’école russe, éprouvée par sa longue fréquentation de Mira Yevtich, aura probablement plus compté que ses années au Conservatoire s’ouvre par une interprétation exemplaire de simplicité, de style des Ballades de Chopin où tout est pensé, jusque dans ces cinq accords très espacés avant la coda de la 4e Ballade. Jamais rien de cherché, toujours un ton d’évidence porté par des moyens pianistiques considérables. Arthur Ancelle serait-il l’un de ces nouveaux héros du piano français que j’espère? Ce disque répond « oui ».

LE DISQUE DU JOUR

cover-ancelle-chopin-dutilleuxHenri Dutilleux (1916-2013)
Sonate pour piano
Trois préludes pour piano
(1. In Shadow and Silence –
2. On one Chord –
3. The Game of Opposites)

Frédéric Chopin (1810-1849)
Ballade No. 1 en sol mineur, Op. 23
Ballade No. 2 en fa majeur,
Op. 38

Ballade No. 3 en la bémol majeur, Op. 47
Ballade No. 4 en fa mineur, Op. 52

Arthur Ancelle, piano

Un album du label Melodiya MELCD1002399
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Photo à la une : © DR