L’adieu aux charmes

Severin von Eckardstein énonce le thème du Moderato de la Reliquie presque factuellement, droit en quelque sorte, sans lui prêter ce caractère d’interrogation que tant suggèrent. C’est qu’il entend déjà l’impérieux crescendo qui suit, ce ton héroïque, dressé, ardent, si proche des déclamations de la Wanderer-Fantasie. Beethoven est derrière ce Schubert clair mais ardent, qui ne s’épanche pas, mais avance, impérieux, hautain, réglant avec une science insensée les équilibres d’une harmonie qui fait chanter tout le piano comme une vaste lyre.

Pour la Reliquie, cette épure prend un ton d’évidence. Mais pour la sombre D. 959 ? Allez directement à l’Andantino, exactement andantino, quasi aussi rapide que celui mythique d’Andor Foldes (EMI). Mais lorsque le thème revient piano, cette main gauche qui module, ombre tragique sans que rien de pathétique n’y participe, puis plus loin les accents cassés des accords de la main droite, si ce n’est pas comprendre tout de Schubert ! Et lorsque la tempête paraît à la fin du mouvement, un Dieu monstrueux la fait souffler, froide, glacée, comme une vision de Winterreise.

Ce disque radical est bien à l’image d’un pianiste à part, résolument à l’écart, c’est certainement l’un de ses plus absolument grands, et il faut bien avouer que la presse s’est empressé de s’y montrer indifférente. Mais le retrouvant sur les conseils de Pierre-Yves Lascar, je comprenais soudain ce qui m’avait tant surpris à l’écoute des Moments musicaux donnés en concert durant l’édition 2006 du Klavier-Festival Ruhr : cette nudité du son, ce refus du charme, cette route droite, implacable, cette solitude des mélodies, c’est l’essence même de Schubert.

Au moins le festival allemand aura consacré un double album à ce pianiste trop rare au disque, au répertoire toujours surprenant. Voyez un peu : deux Concertos de Mozart mais dans l’arrangement d’Hummel pour quatuor avec piano (la flûte d’Andrea Lieberknecht, le violon d’Andrej Bielow, le violoncelle de Nicolas Altstaedt), la 4e Sonate de Prokofiev jouée avec une fantaisie triste déconcertante.

Mais tout cela s’efface devant des Miroirs de Maurice Ravel étrangement distanciés, joués avec une sorte de froideur terrible, comme épurés eux aussi. Dans ses paysages où les oiseaux ne sont pas seuls à être tristes, un personnage chemine, qui finira englouti dans une des plus impassibles Vallée des cloches que j’ai jamais croisées. De quoi rester longtemps immobile devant cette porte entrouverte sur un indicible cauchemar.

LE DISQUE DU JOUR

fugalibera_schubert_eckardstein-300x300Franz Schubert (1797-1827)
Sonate pour piano No. 15
en ut majeur, D. 840

Sonate pour piano No. 19
en la majeur, D. 959

Severin von Eckardstein, piano

Un album du label Fuga Libera FUG563
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eckardstein volume 13 ruhr coverWolfgang Amadeus Mozart (1756-1791)
Concerto pour piano No. 24
en ut mineur, K. 491*

Concerto pour piano No. 25
en ut majeur, K. 503*

Franz Schubert (1797-1828)
Moments musicaux, D. 780, Op. 94
Maurice Ravel (1875-1937)
Miroirs
Maurice Ravel (1875-1937)
Miroirs
Sergei Prokofiev (1891-1953)
Sonate pour piano No. 4 en ut mineur, Op. 29, « D’après de vieux cahiers »

Severin von Eckardstein, piano
*Andrea Lieberknecht, flûte
*Andrej Bielow, violon
*Nicolas Altstaedt, violoncelle

Un album de 2 CD du label Edition Klavier-Festival Ruhr (Vol. 13 : 553064
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Photo à la une : © Ir¿ne Zandel