L’impossibilité de finir

Vladimir Feltsman a trouvé en Nimbus un éditeur fidèle, qui accueille chacun de ses projets avec attention : piano parfaitement réglé ; prise de son subtile et naturelle, réalisée dans le studio où jadis Vlado Perlemuter enregistrait sa fameuse série déparée par une acoustique artificiellement réverbérée, ce que la réédition en CD corrigea ; liberté absolue laissée à l’artiste quant au choix du répertoire et des programmes.

Au coté d’une série Bach fêtée Outre-manche et passée relativement inaperçue chez nous, une patiente anthologie des Sonates de Beethoven et des albums monographiques consacrés à Haydn, Chopin, Liszt, Rachmaninoff, Scriabine ou Tchaïkovski, mais aussi une lecture radicale des Tableaux d’une exposition, ont considérablement augmenté la discographie d’un artiste quelque peu oublié de ses anciens labels, Melodiya et Sony.

Nouvel opus, avec une mise en regard surprenante, seulement sur le papier, de la Sonate Reliquie de Schubert (écrite en 1825 mais dont le compositeur chercha l’issue longtemps) et de la Première Sonate de Schnittke. Évidemment, Feltsman joue la Reliquie inachevée, se gardant bien de présenter l’œuvre telle qu’elle fut complétée par Krenek. Il va donc plus loin dans le retrait que ne le faisait Richter qui interprétait les pages des deux derniers mouvements jusqu’aux mesures où Schubert les avait écrits.

Le mono-thématisme du Moderato initial donne au discours un ton univoque, d’autant plus affirmé que Feltsman refuse les emportements, le flux, que lui imposait Richter. Il pense non pas récit mais architecture. Ses basses en pierre de taille, sa main droite impérieuse dessinent du piano un orchestre, et soudain on comprend que la Reliquie est sœur jumelle de l’Inachevée, jusque dans les rapports de tempos similaires entre le Moderato et l’Andante qui le suit. Piano sans sentiment, feu et glace, d’une droiture de jeu, d’accents qui pourra déconcerter : cette musique résonne face à la mort, et le thème de lied de l’Andante est celui d’un Leiermann esseulé.

C’est autour de l’idée de la mort que Feltsman tisse le lien entre la Reliquie et la Première Sonate de piano que Schnittke acheva en 1987, l’année même où Feltsman obtint son visa d’exil pour les États-Unis qui l’accueillaient en l’invitant à donner un récital à la Maison Blanche !

Feltsman fut un proche d’Alfred Schnittke et la Sonate enregistrée ici inspirée par son jeu : son matériel thématique repose sur un monogramme musical qui n’est autre que le nom du pianiste, dédicace en forme de portrait.

Dans un processus cher au compositeur, elle alterne deux Lento hiératiques – le premier avec sa note répétée fait penser à Ligeti – emplis d’un lyrisme morbide, et deux mouvements plus vifs, un Allegretto tout en phrases interrompues, entre ironie et violence, et un Finale où le principe de la série se marie avec une écriture fuguée jouant des deux extrémités du clavier, univers sonore tissé par la résonnance harmonique où Le Diable de la Cantate Faust semble paraître. La rencontre entre le compositeur et son interprète a enfin été fixée au disque.

LE DISQUE DU JOUR

cover schnittke feltsman nimbus
Alfred Schnittke
(1934-1998)
Sonate pour piano No. 1 (1988) – Dédicace à Vladimir Feltsman
Franz Schubert (1797-1828)
Sonate pour piano No. 15 en ut majeur, D. 840 « Reliquie »

Vladimir Feltsman, piano

Un album du label Nimbus NI6284

Photo à la une : (c) John Rudoff