De l’art de bien rééditer, Vol. 7 : Richter, 1960, Amériques

Sol Hurok fit publier durant l’été 1960 un bref entrefilet dans le New York Times annonçant que Sviatoslav Richter effectuerait sa première tournée américaine à l’automne. Sa réputation l’avait précédée, Glenn Gould et Van Cliburn l’ayant entendu lors de leurs voyages moscovites. Clou de l’événement, une série de concerts donnée à Carnegie Hall.

Parallèlement, le pianiste russe devait graver avec l’Orchestre Symphonique de Chicago et Erich LeinsdorfFritz Reiner malade, se désista au dernier moment – le Deuxième Concerto de Brahms, son premier album américain qui paraîtra sous étiquette RCA. Piqué au vif, Columbia demanda à enregistrer et publier les concerts new-yorkais, ce à quoi, dans un double discours typique de la guerre froide, les édiles de Melodiya l’autorisèrent, tout en refusant que le pianiste soit capté par l’équipe technique de la firme américaine.

Les cinq récitals donnés en octobre le furent donc avec les moyens techniques du théâtre, d’où une prise de son incertaine qui d’ailleurs poussa Richter à refuser leur publication. Ce à quoi Columbia passa outre. Finalement, les deux derniers récitals – donnés respectivement le 26 décembre à Carnegie Hall et le 28 décembre au Mosque Theatre de Newark – furent captés somptueusement par l’équipe de RCA.

Gravures légendaires et imparfaites qui constituent le noyau dur de ce coffret Richter tant espéré. Les microsillons des concerts à Carnegie Hall s’arrachèrent toujours à prix d’or sur le marché de l’occasion. Richter, capté dans sa quarante-cinquième année, au sommet de ses moyens techniques, et parfois distrait par un trac audible – les fautes de lectures, quelques doigts défaillants ça et là, une certaine perte de concentration en attestent – réalisait trop l’enjeu : ses premiers concerts à l’Ouest du Rideau de fer ! Outre qu’un certain vent de liberté – et les tentations allant avec, en dépit de la surveillance rapprochée des agents de Gosconcert – le distrayaient.

Plutôt que des Beethoven emportés et pas toujours très certains de leurs textes, c’est vers les compositeurs français que l’on ira d’abord chercher ce qui faisait alors la magie de Richter et qu’il avait appris auprès de Heinrich Neuhaus : l’irisation du son, la profondeur des couleurs, un clavier léger, volatile : les Debussy du 25 octobre sont assez impérissables, le Premier Livre des Images surtout, mais aussi une Ile Joyeuse faunesque.

Mais les erreurs de textes dans Cloches à travers les feuilles montrent que déjà Richter luttait avec sa mémoire : on sait qu’ensuite, il choisira de jouer systématiquement avec la partition. Mieux encore, les Ravel : Jeux d’eau (trois fois) fusant, Pavane rêvée, Oiseaux tristes torpides endormis dans une forêt tropicale, Vallée des cloches sous hypnose (deux fois).

Le concert Prokofiev du 23 octobre est un ouragan : les bombes pleuvent dans la 6e Sonate, la 8e est prise très ample, chantée plutôt que frappée. Côté répertoire classique, les Haydn (Sonate n°50, trois fois) sont déjà exemplaires pour leur mélange de rigueur et de fantaisie, avec entre les deux un quart de seconde d’hésitation. Et chez les Romantiques, un vent de folie emporte la Fantaisie de Schumann.

L’éditeur ajoute ce Second de Brahms avec Leinsdorf, alerte, devenu un classique, le disque de Sonates de Beethoven (très belle 12e, à l’architecture rayonnante), le 1e de Beethoven avec Munch puis nous transporte dans les années quatre-vingt avec les deux compacts captés à Lübeck et à Aldeburgh : oubliable 1er Concerto de Beethoven appesanti par la baguette de Christoph Eschenbach, mais transcendante recréation de la Première Sonate de Brahms et de Scherzo & Marche de Liszt. Résolument différentes, sept des douze Études de l’Op. 10 de Chopin posent plus de questions qu’elles n’apportent de réponses : le mystère Richter demeure, et l’édition parfaite proposée par Sony, introduite avec le sens des perspectives historiques qu’on lui connaît par Jed Ditsler, ne fait que l’augmenter.

LE DISQUE DU JOUR

cover richter coffret sonySviatoslav Richter (1915-1997)
The Complete Album Collection,
Live and Studio Recordings for RCA and Columbia

Œuvres de Beethoven, Brahms, Debussy, Haydn, Prokofiev, Rachmaninov, Schumann

Sviatoslav Richter, piano

Un coffret-album de 18 CD du label Sony Classical 8843014702

Photo à la une : (c) Sylvain Knecht