Paris autrement

On n’imagine pas l’ampleur du répertoire d’Elisabeth Leonskaja tant que l’on n’a pas découvert l’autre part de son art. Adieux Chopin, Brahms, Schubert ou Schumann, voici Ravel, Debussy et Georges Enesco ! La Sonate Op. 24 du compositeur d’Œdipe l’accompagne depuis les lauriers qu’elle lui valut au Concours de Bucarest. Elle n’avait que dix huit ans.

L’œuvre est de toute beauté, commencée par une rêverie sombre, poursuivie dans un Scherzo fantasque, ses pages les plus saisissantes ouvrent le Finale avec un de ces « entre-cloches » dont Enesco avait le secret. L’art du timbre et du chant s’y mêlent, deux des secrets justement du clavier de Leonskaja qui nous rappelle que le Paris de l’entre-deux guerres était une société cosmopolite où les étrangers participaient au concert de la Nation.

Impossible d’imaginer les salles de concerts du Paname d’alors sans Georges Enesco qui subjuguait son auditoire aussi bien avec son violon qu’avec ses œuvres. Mais la complexité du discours de la Sonate en fa dièse mineur, sa tendance à la divagation harmonique qui s’appuie sur des mètres fuyants, sur une mesure souple et changeante demande plus qu’une simple lecture, elle veut être interprétée au vrai sens du terme, celui d’une recréation. Le Finale s’écoule dans un jeu d’échos et se referme comme des cercles sur l’eau, les ultimes mesures disparaissent dans le silence. Une conclusion ? Un effacement.

Pour encadrer cette œuvre-mystère, ce poème à part entière, Leonskaja commence par Ravel et finit par Debussy. Inversion chronologique assez bien vue : les Valses nobles et sentimentales, jouées sans raffut – écoutez comme les périlleux accords qui les ouvrent sonnent pleins, timbrés, jamais durs – vont comme la Sonate d’Enesco vers le rien, l’ultime effeuillant les souvenirs des autres comme dans un étrange ballet de fantômes. Lecture inquiète, très dite et pourtant très subtilement détaillées dans les arrière-plans.

Debussy vient en appendice et d’abord déçoit : Le Vent dans la plaine est compté, n’a pas de ligne. Étrange. La Fille aux cheveux de lin est simplement une image. Dommage. Mais lorsque Feux d’artifice résonnent, soudain ce clavier tigre se reforme – on entend et l’air et l’eau, le concert des lumières s’enchaînant dans le mouvement hypnotique des arpèges, les questions et les réponses dans l’écho au centre, puis la grande gerbe qui illumine soudain une nuit très bleue : exactement le fameux tableau de Whistler. Coda de grand clavier déployé, rumeur de la main gauche, dernière formule interrogative, où un faune déforme La Marseillaise. Génial. Appendice : La Plus que lente, sans sucre, élégante mais d’abord comme dite à regret. C’est presque anecdotique, mais si bien murmuré.

Le Paris de Leonskaja est réussi pour partie, mais il appelle d’autre volumes : on voudrait l’entendre dans les grands jeux à la mode baroque de la Deuxième Sonate d’Enesco qui irait si bien à son piano lumière. Avec en contrepoint les Miroirs de Ravel et les Estampes de Debussy : ce ferait un second ensemble parfait.

LE DISQUE DU JOUR

leonskaja_-paris-easonus_coverMaurice Ravel (1875-1937)
Valses nobles et sentimentales
Georges Enesco (1881-1955)
Sonate en fa dièse mineur, Op. 24 No. 1
Claude Debussy (1862-1918)
3 Préludes : Le Vent dans la plaine, La Fille aux cheveux de lin, Feux d’artifices
La Plus que lente

Elisabeth Leonskaja, piano

1 CD Easonus EAS19237

Photo à la une : (c) Klaus Rudolph