Révisons nos classiques

Un couplage imparable assemblé sur le thème des Ballets Russes par Cyrus Meher-Homji pour sa collection Eloquence rappelle à quel point Ernest Ansermet fut versé dans les musiques écrites pour la troupe de Diaghilev. Ironie de la discographie pourtant abondante du chef helvétique, il ne gravera pas Parade, ni l’intégrale de Chout (mais une grande sélection) et l’éditeur laisse de côté ses versions éclairantes du Tricorne, du Chant du rossignol, de Renard, si bien que seul Pulcinella (peu gâté par un trio vocal frustre) et Les Noces (géniales de bout en bout, écoutez le sel qu’y met Hugues Cuénod !) illustrent ici des œuvres qu’il a créées. L’écriture claire et anguleuse de Stravinsky lui va comme un gant, mais pour parfaites que soient ses interprétations, une émotion supplémentaire se dégage du pan français de ce double album.

Daphnis et Chloé, La Valse, le Prélude à l’après-midi d’un faune (avec les incroyables diaprures de la flûte de Pépin), Jeux, ces disques sont célèbres, mais les connait-on vraiment ?

Daphnis et Chloé est une merveille qui égale les gestes de Pierre Monteux, Charles Munch ou André Cluytens, avec en prime une prise de son faramineuse qui sculpte l’espace et que cette réédition rend mieux que les précédentes : on y voit non seulement le ballet, Ansermet battant ses mesures dans le tempo des danseurs, mais on y entend aussi la narration de la pantomime dans la volupté des décors de Bakst ; en tous points la sensation d’être à la création de l’œuvre. Et la poésie trouble de Ravel fut-elle jamais mieux servie, dite avec tant de pudeur et pourtant tant de sensualité ? Quel orchestre, quel art des respirations, quelle magie des atmosphères qui gagne même jusqu’au chœur, magnifiquement mené.

La Valse, filée comme un mauvais songe, est superbe de style (c’est l’ultime enregistrement des quatre que lui consacra Ansermet). Et Debussy ? Le Prélude, torpide, ne s’oublie plus avec ses pleins et ses déliés extatiques, son faune si sexuel : on voit le râle de plaisir de Nijinsky.

Le sommet de l’ensemble est pourtant Jeux, partition réputée injouable pour les orchestres d’alors. Mais Ansermet savait se débrouiller des mesures les plus complexes et dirige le tout dans une fluidité envoûtante, faisant apparaître le trio amoureux des joueurs de tennis, décrivant cette symphonie de nuit éclairée avec non plus simplement de la sensualité mais un érotisme qui s’échevèle dans des crescendo névrotiques. Lecture géniale, unique, que l’on ne connaît pas assez. Ecoutez seulement. Et lisez le très beau texte de François Hudry.

LE DISQUE DU JOUR

Ernest Ansermet and the Ballets Russes

Claude Debussy (1862-1918)
Prélude à l’après-midi d’un faune, L. 87
Jeux, L. 133
Maurice Ravel (1875-1937)
Daphnis et Chloé, M. 57
La Valse, M. 72
Igor Stravinski (1882-1971)
Pulcinella
Les Noces

Marilyn Tyler, soprano (Pulcinella)
Basia Retchitzka, soprano
Lucienne Devallier, contralto
Carlo Franzini, ténor (Pulcinella)
Hugues Cuénod, ténor
Boris Carmeli, basse (Pulcinella)
Heinz Rehfuss, baryton-basse
Chœur Motet de Genève
Chœur et Orchestre de la Suisse Romande
Ernest Ansermet, direction

Un album de 2 CD du label Decca 482 4989 (Collection « Eloquence Australia »)
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Photo à la une : © Decca

Faust perdu et retrouvé

À l’été 1958, Decca enregistrait à la Santa Cecilia de Rome le Mefistofele de Boito, capturant la Margherita de Renata Tebaldi à son absolu sommet vocal et le Diable de Cesare Siepi, modèle de style, voix svelte et musclée, timbre mordant. Et Faust ? L’intégrale, menée très artistement par Tullio Serafin, autant poète que dramaturge, paru avec Mario del Monaco, dont le débraillé, même surveillé par le maestro, faisait un sacré bémol.

Cette faute cachait un mystère dont tout Rome jasait : le Faust que voulait Tullio Serafin était Giuseppe di Stefano, artiste d’une maison adverse à laquelle il n’était pourtant pas lié pieds et poings. D’ailleurs, Serafin l’avait eu pour ce Faust. Il aura fallu attendre 1973 pour qu’enfin, Decca édite sur un microsillon devenu vite rare, tout le rôle de Faust avec le ténor de la Callas sans qu’on sache jamais pourquoi Mario del Monaco l’y aura supplanté.

Et c’est merveille de le retrouver ici, jeune homme ardent qui soigne le style et séduit sa RenataMargherita avec un tout autre charme que le bellâtre Del Monaco. Si bien que l’album réentendu, je me dis que ces grands extraits sont peut-être le moment discographique où le chef-d’œuvre de Boito aura été approché au plus près. Ce Faust juvénile et ardent, poète et élégant, n’aura eu qu’un descendant : celui de Carlo Bergonzi. Ecoutez seulement.

LE DISQUE DU JOUR

Arrigo Boito (1842-1918)
Mefistofele – Grandes scènes

Cesare Siepi, basse (Mefistofele)
Giuseppe di Stefano, ténor (Faust)
Renata Tebaldi, soprano (Margherita)
Lucia Danieli, mezzo-soprano (Marta)
Piero de Palma, ténor (Wagner)
Orchestra e Coro dell’Academia di Santa Cecilia, Roma
Tullio Serafin, direction

Un album du label Decca 4824757 (Collection « Eloquence Australia »)
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Photo à la une : © DR

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