Quarante-huit Préludes

Voici quelques lustres, Boris Berman avait enregistré pour Chandos un album Debussy joué à plein clavier, charnel, dense de chants et de couleurs, qui m’avait surpris. Images, Pour le piano, des Epigraphes antiques animés, puis plus rien, du moins chez Debussy.

Il aura fallu attendre le centenaire pour qu’un éditeur français offre une suite lointaine à ce premier album : rien moins que tous les Préludes, mais aussi les Estampes, et quatre pièces brèves dont le sublime « Les soirs illuminés par l’ardeur du charbon » retrouvé il n’y a pas si longtemps.

Berman joue les Préludes comme des recueils de secrets. Son piano, si opulent jadis, a transmué sa magnificence en mystères, les harmonies complexes se saturent dans ce toucher profond où tout le clavier entre en résonnance, orchestre qui éclate le cadre de l’instrument. Uniques, les deux Livres sont joués dans la même atmosphère, celle d’une recherche éperdue d’un nouveau monde sonore, et lorsque Debussy hausse le ton, Berman lui donne une dimension panique saisissante, que ce soit pour Ce qu’a vu le vent d’Ouest ou Feux d’artifice. Quel piano !, si ample, si peu français de ton, de jeu, et qui rappelle à quel point Boris Berman, élève de Lev Oborin, est lié à une certaine tradition d’interpréter Debussy, celle qu’auront illustré Neuhaus, Richter, Gilels, Vedernikov ou Alexei Lubimov dont il est souvent si proche.

Et ses Estampes ? Tout sauf impressionnistes : Pagodes est un gamelan dont on entend les timbres secs, paysages percussifs, La soirée dans Grenade très duende, quasi fallesque, et Jardins sous la pluie abstrait, une seule ligne. Ajoutez un geste très libre pour D’un cahier d’esquisses, un Hommage à Haydn recueilli, petit stèle perdue dans la bruyère et La plus que lente qui ne traine pas. Boris Berman nous doit maintenant les Etudes, les feux de son clavier leur sont destinés.

A l’inverse de ce piano orchestre, Paavali Jumppanen, lancé dans une intégrale des Sonates de Beethoven, traque chez Debussy les jeux de forme, expose la syntaxe, fait fulgurer les harmonies, et il se donne tout le temps pour cela, sculptant les textes dans leurs moindres détails, au point qu’il n’y a plus ni ornements ni fantaisie, tout s’inscrit dans un discours d’une logique imparable.

C’est la musique d’un nouveau monde, pas si éloigné que cela de celui de la Seconde Ecole de Vienne, souvent raréfié à l’extrême, suspendu dans un temps sans borne ou soudain fulgurant comme dans Feux d’artifice, jamais aussi Seurat. Cet angle de vue pêche un rien dans le Premier Livre, très décanté, sans la poésie suggestive que Debussy y inscrit, sacrifice qui fait voir malgré l’illustration la syntaxe si nouvelle.

Mais dans le Deuxième Livre, le propos de Jumppanen se confond avec celui de Debussy : tout n’est plus qu’avenir, au sens littéral du terme. Alors, après le manifeste de Feux d’artifice, entrer dans un Children’s Corner désarmant de fantaisie, teinté de nostalgie tout en doigts de poète, quelle surprise !, qui fait espérer la suite d’une intégrale ?

LE DISQUE DU JOUR

Claude Debussy (1862-1918)
Préludes, Livre I, L. 117
D’un cahier d’esquisses, L. 99
Hommage à Haydn, L. 115
Estampes, L. 100
Préludes, Livre II, L. 123
La plus que lente, L. 121
« Les soirs illuminés par l’ardeur du charbon », CD 150

Boris Berman, piano
Un album de 2 CD du label Le Palais des Dégustateurs PDD014
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Claude Debussy
Préludes, Livre I, L. 117
Préludes, Livre II, L. 123
Children’s Corner, L. 113

Paavali Jumppanen, piano
Un album de 2 CD du label Ondine ODE1304-2D
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Photo à la une : © DR