La soprano qui ne voulait pas

Otto Klemperer, rescapé de l’Ancien Monde, aimait ses chanteuses jeunes : pour ses Wagner, Dernesch, Silja étaient convoquées au studio, chez Mozart, pour son Così fan tutte, deux jeunes diamants parfaitement assortis, Margaret Price et Yvonne Minton, pour sa Zauberflöte, Popp (en Reine, elle sera aussi Despina) et Janowitz, et dans les utilités, Schwarzkopf en Première Dame mais surtout Christa Ludwig en Seconde.

C’est avec Christa Ludwig, l’Octavian de Karajan, qu’il enregistrera pour Walter Legge ses plus beaux disques de lieder avec orchestre, un irradiant Lied von der Erde de Mahler aux séances très espacées – entre temps, Fritz Wunderlich eut le temps de mourir et d’être enterré – trois Rückert-Lieder et les deux ballades tragiques du Knaben Wunderhorn, le bref Das irdische Leben, la grande suspension de Wo die Schönen Trompeten bläsen. Exactement l’ambitus que se choisit Ludwig.

Mais Klemperer, formé à l’opéra, et qui des années durant réforma celui de Budapest (à l’exemple de ce que Mahler fit à Vienne), connaissait les voix. En février 1962, il tentait Ludwig. Ferait-elle pour lui la Mort d’Isolde ? Mais oui, et quelle transfiguration où son instrument s’exhausse, où Isolde paraît, et avec des réserves d’aigus qui semblent infinies, leçon inoubliée et vaine : elle ne sera jamais Isolde.

Klemperer la prolonge dans ses rêves en lui dirigeant appassionato des Wesendonck-Lieder pour l’éternité et détrompe le nôtre : qui n’aura pas rêvé d’un Tristan und Isolde pierre et mer, selon Klemperer, ce réformateur absolutiste ? Moi, tellement que j’ai l’impression de l’entendre.

Alors tant pis, Klemperer l’encense, l’exhausse dans la plus parfaire Rhapsodie de Brahms jamais offerte au disque malgré Kathleen Ferrier et Aafje Heynis, et puis se venge : Abseuchlicher! transfigure Ludwig, vraie soprano.

Révélée à elle-même, elle lui offrira tout le rôle, mais au studio, avec pour seul alter ego (mais à Covent Garden) Sena Jurinac. La messe était dite, Christa avait sauvé sa voix. Tant pis, tant mieux.

LE DISQUE DU JOUR

Gustav Mahler (1860-1911)
Des Knaben Wunderhorn (2 extraits : V. Das irdische Leben, IX. Wo die schönen Trompeten blasen)
Rückert-Lieder (3 extraits : I. Ich atmet’ einem linden Duft!, V. Um Mitternacht, IV. Ich bin der Welt abhanden gekommen)
Richard Wagner (1813-1883)
5 Gedichte für eine Frauenstimme, WWV 91, « Wesendonck Lieder »
Mort d’Isolde, « Mild und leise wie er lächelt », extrait de « Tristan und Isolde, WWV 90 » (Acte 3)
Johannes Brahms (1833-1897)
Rhapsodie pour contralto, chœur d’hommes et orchestre, Op. 53
Ludwig van Beethoven (1770-1827)
Récitatif et Air, « Abscheulicher! Wo eilst du hin? … Komm, Hoffnung! » (extrait de « Fidelio, Op. 72 »)

Christa Ludwig, mezzo-soprano (soprano)
Philharmonia Orchestra
Otto Klemperer, direction

Un album du label Warner Classics 0190295738853
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Photo à la une : © Susesch Bayat/Deutsche Grammophon