La mal-aimée

Je sais l’ardeur, l’invention, les conceptions, savantes jusqu’à l’alambiqué, et le souci de l’effet qui sont à la fois les stigmates et les vertus de l’art de Vladimir Jurowski. Et je sais aussi sa dévotion à Rachmaninov depuis un troublant Chevalier ladre à Glyndebourne où il conduisait de l’autre coté du miroir Sergei Leiferkus, le poussant au-delà de ses limites d’acteurs et de chanteurs – qui sont pourtant immenses.

Le voici qui revient à l’auteur des Cloches pour un second volume avec son Orchestre Philharmonique de Londres. Le premier, groupant en diptyque L’île des Morts et les Danses Symphoniques, m’avait stupéfié. Tout le monde l’espérait dans la Deuxième Symphonie, mais quelque chose me disait qu’il choisirait la Troisième, même si LPO avait déjà publié l’écho d’un concert consacré à la même œuvre sous la direction d’Osmo Vänskä (et d’ailleurs assez réussi).

L’œuvre, d’une sonorité si fuligineuse, d’un tactus si fuyant, aux atmosphères changeantes, à la polyphonie complexe, en fait l’une des symphonies rythmiquement et harmoniquement les plus savantes, à égalité avec les cinq symphonies d’Enesco, lui était destinée. Mais malgré cela, quelques hésitations dans les premières mesures de l’Allegro moderato montrent son orchestre littéralement suspendu à sa baguette et un peu à la peine : quand on veut trop, on n’obtient pas assez. Les choses se calent rapidement, après tout nous sommes au concert, la logistique rejoint rapidement le propos et ensuite vous n’aurez plus qu’à vous laissez conduire. Si vous saviez où…

L’avantage avec Jurowski, c’est qu’il ne vous épargne rien. L’œuvre est complexe, il n’entend pas la couleur dans une seule grande ligne comme le faisait avec génie Kurt Sanderling, il l’expose dans toute ses velléités, ses contradictions entre modernisme et lyrisme, pointe son langage éclaté, ses repentirs, ses hésitations. Cette plongée assez vertigineuse dans la « complexité-Rachmaninov » est plus d’une fois déconcertante, mais ce qui surprend toujours c’est la pure beauté qui en émane : par-delà ce geste quasiment névrotique, la plénitude expressive d’un monde perdu paraît, elle ne vous lâchera plus.

En complément, Jurowski distille dix mélodies habillées d’orchestre par ses soins et entonnées par le ténor généreux – enfin ce n’est pas tout de même Lemeshev ou Nelepp – de Vsevolod Grignov. Manière de rendre à son compositeur de grand–père, un proche de Chostakovitch, élève de Miaskovsky, mais qui, alors que les œuvres de Rachmaninov étaient tenues sous le boisseau en U.R.S.S, les vénérait.
C’est très bien, réussi, émouvant, mais j’aurais préféré Les Cloches, autre chef-d’œuvre qui aurait fait un couplage idéal. Demain peut-être.

LE DISQUE DU JOUR

cover lpo rachma jurowski symph 3Sergei Rachmaninov (1873-1943)
Symphonie No. 3 en la mineur, Op. 44
10 Mélodies
(orchestration : Vladimir Jurowski)

Vsevolod Grivnov, ténor
London Philharmonic Orchestra
Vladimir Jurowski, direction

Un album du label LPO Live LPO0088
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Photo à la une : © DR