De l’art de bien rééditer, Vol. 24 : L’Homme-Violoncelle

Oui je sais, je ne devrais pas le faire, mais tant pis. Magdalena Huebner et Philippe Pauly me demandèrent si je voulais bien écrire un texte sur l’art de Maurice Gendron, que j’avais croisé quelques fois dans mes années de jeune-homme. A quelle occasion ? Pour illustrer la publication d’un coffret regroupant tous ses enregistrements pour Decca, Philips et EMI.

Impossible de dire non. Le coffret était patronné par sa veuve, Monique, et ce serait la première fois qu’on réunirait l’essentiel de son legs discographique en tant que violoncelliste. Maurice Gendron fut également chef d’orchestre, en témoignent surtout quelques beaux microsillons enregistrés avec son orchestre japonais pour la RCA locale avec entre autres de très accomplies Symphonies de Mozart et une Quatrième de Mahler qui indiquait assez à quel point sa culture musicale était aussi vaste que profonde.

J’envoyais mon texte, dissertant sur son art, reprenant un peu son évolution, griffant au passage le pédagogue amer et brutal qu’il fut à la Menuhin School – le violoniste qui l’adorait le couvrit, mais la presse ne lui pardonna pas – et j’espérais la poste.

Le coffret que j’ai reçu début novembre aura dépassé toutes mes attentes : les reports sont somptueux, le livret et les pochettes des disques s’ornent d’une iconographie pléthorique et passionnante, enfin les 14 CD rendent justice à cet archet qui sut phraser comme personne après celui de Pierre Fournier.

On surnomma Maurice Gendron le quatrième mousquetaire. Plus jeune d’au moins six ans que Fournier, Navarra et Tortelier, Gendron secoua le cocotier du violoncelle français durant l’Occupation. Comme le rappelle Monique Gendron dans son témoignage qui assortit le livret du coffret, le jeune homme accepta de remplacer au pied levé Gaspar Cassadó dans le Concerto de Dvořák à la demande de Mengelberg. Gendron vénérait ce génie de la baguette, Occupation ou pas, il joua, et sa renommée, accompagnée d’une bonne dose de souffre, fut faite (1). Cet opus demeurera avec celui de Schumann son concerto phare, et il faut entendre comment il l’empoigne au Concertgebouw pour les micros de Philips, entraînant à sa suite un Bernard Haitink soudain flamboyant.

S’il apporta dans un premier temps un jeu plus libre, son art éloquent reprit à son compte la discipline, le grand style de l’école française tels que les avaient posés Maurice Maréchal, mais en les assortissant d’une variété de coups d’archet, d’un sens du discours qu’il avait pris directement chez Casals, lequel lui dirigea un irrésistible microsillon couplant les Concertos en ré majeur et en si bémol majeur de Haydn et de Boccherini. Sommet de cet ensemble qui court tout au long de la plus grande part de la carrière du violoncelliste puisqu’on y trouve aussi les gravures chambristes avec l’équipe réunie autour de Yehudi Menuhin dans des œuvres de Schubert et de Brahms, la brillante série des enregistrements qu’il réalisa avec Jean Françaix, posant alors les bases d’un nouveau style objectif et pourtant poétique de l’interprétation du répertoire en duo, de Bach à Messiaen. Merveille, leur Sonate de Debussy dont je crois bien ne jamais me lasser.

Aussi fabuleuse que soit cette somme, il y manquait pourtant une œuvre qui fit beaucoup pour la carrière internationale de Maurice Gendron : le Concerto pour violoncelle de Serge Prokofiev. Walter Süsskind l’avait convaincu de jouer l’œuvre sous sa direction avec le Philharmonique de Londres, concert à la suite duquel il en obtiendra l’exclusivité pour deux ans. Elle resta toujours à son répertoire, comme le prouve la fabuleuse lecture pleine de verve qu’il en donne pour la Radio de Hesse sous la baguette aiguisée d’Otto Matzerath, un grand chef oublié, le 23 février 1956. A mon sens, il y surclasse János Starker avec lequel Süsskind enregistra finalement l’œuvre pour Walter Legge. On doit l’exhumation de cette bande parfaite à Meloclassic, qui ajoute une très belle Élégie de Fauré dans sa vêture d’orchestre sous la baguette lyrique de Sixten Ehrling.

Pourtant, la vraie merveille de ce disque, qui complète idéalement le coffret Decca, se trouve dans le Double Concerto de Brahms que Gendron n’a pas enregistré officiellement. Face à un Arthur Grumiaux aussi discret que subtilement musicien, sous la battue vive et expressive d’Hans Müller-Kray, kappellmeister sous estimé, il emmène ce concerto-poème de cet archet immense et lyrique dont la pointe transforme les notes en mots, et qui n’appartenait qu’à lui.

(1) La retransmission de ce concert existe. Elle n’a pu être incluse dans le coffret pour des questions de difficultés propres à l’éclaircissement des droits des artistes, et ce malgré la volonté réaffirmée de Monique Gendron. En effet, l’interprétation est prodigieuse et témoigne de l’emportement qui pouvait gagner le violoncelliste en concert. A ce titre, un fantasque Concerto de Schumann dirigé par André Cluytens à la Radio Française, soirée où Gendron joua au Théâtre des Champs-Élysées avec quarante de fièvre, mériterait d’être publié. Quant au Concerto de Dvořák avec Mengelberg donné le 16 janvier 1944, Malibran Music a édité l’intégralité de ce concert de l’Orchestre de Radio Paris en attribuant la partie du soliste à … Paul Tortelier ! Si vous voulez entendre ce document, rendu à son véritable acteur, trouvez plutôt le CD publié par l’éditeur italien Arkadia, dont le report est par surcroît meilleur. Le même report a été repris à l’identique par le label Andromeda dans un double CD consacré entièrement aux gravures d’œuvres de Dvořák par Mengelberg, offrant en plus une belle interprétation du Concerto pour violon avec la trop rare Maria Neuss.

LE DISQUE DU JOUR

cover gendron decca coffretL’Art de Maurice Gendron

Œuvres de J. S. Bach, Beethoven, Boccherini, Brahms, Chopin, Debussy, Dvořák, Falla, Fauré, Fitzenhagen, Françaix, Granados, Haendel, Haydn, Kreisler, Lalo, Messiaen, Moszkowski, Paganini, Popper, Rimski-Korsakov, Saint-Saëns, Schubert, Schumann, Tchaïkovski, Vivaldi

Maurice Gendron, violoncelle

Jean Françaix, Hephzibah Menuhin, Peter Gallion, piano

Yehudi Menuhin, Robert Masters, violon
Cecil Aronowitz, Ernst Wallfisch, alto
Marijke Smit Sibinga, clavecin (Vivaldi)
Hans Lang, violoncelle (Vivaldi)
Derek Simpson, violoncelle

London Philharmonic Orchestra,
L’Orchestre de la Suisse Romande,
Wiener Symphoniker,
Orchestre des Concerts Lamoureux,
London Symphony Orchestra,
Orchestre National de l’Opéra de Monte-Carlo

Karl Rankl, direction (Dvořák, Concerto 1ère version)
Ernest Ansermet, direction (Tchaïkovski, Variations Op. 33
1ère version
; Schumann, Concerto 1ère version)
Christoph von Dohnányi, direction (Schumann, Concerto 2nde version ; Tchaïkovski, Variations Op. 33 2nde version, Pezzo capriccioso)
Pablo Casals, direction (Boccherini; Haydn, Concerto No. 2)
Raymond Leppard, direction (Haydn, Concerto No. 1; Boccherini)
Bernard Haitink, direction (Dvořák, Concerto 2nde version)
Roberto Benzi, direction (Saint-Saëns, Lalo, Fauré)

Un coffret de 14 CD du label Decca 0002894823849
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Cvr Meloclassic Gendron ConcertosJohannes Brahms (1833-1897)
Concerto pour violon, violoncelle et orchestre en la mineur, Op. 102 « Double Concerto »
Sergei Prokofiev (1891-1953)
Concerto pour violoncelle et orchestre en mi mineur op. 58
Gabriel Fauré (1845-1924)
Élégie pour violoncelle et cordes, Op. 24

Maurice Gendron, violoncelle

Arthur Grumiaux, violon
Südfunk-Sinfonieorchester Stuttgart (Brahms)
Sinfonieorchester des Hessischen Rundfunks(Prokofiev)
Hans Müller-Kray, direction (Brahms)
Otto Matzerath, direction (Prokofiev)
Sixten Ehrling, direction (Fauré)

Un album du label Meloclassic MC 3011
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Photo à la une : © DR