La Troisième Symphonie

Adolescent, je me souviens d’avoir mis sur la platine un disque ramené d’Italie, un de ces Decca Eclipse qui présentait des répertoires peu courants et dont la pochette s’illustrait de photographies improbables. On était début novembre, automne radieux comme celui d’il y a quelques semaines. Troisième Symphonie de Rachmaninov, Orchestre de la Suisse Romande, Paul Kletzki. En complément, Nuit sur le Mont Chauve.

Je ne savais rien encore de cette Troisième Symphonie, je la redoutais d’autant plus que la Deuxième m’avait laissé sans enthousiasme – je m’y suis converti depuis, vous pensez bien ! – mais là, dès le motif des bois, je fus capturé dans cet océan de mélodies et de sons. Et le lendemain moqué par mon professeur : « Ah ! Vous aimez même le Rachmaninov de la fin, cet « Américain » ». Si elle avait su à quel point je me vautrais déjà dans le 4e Concerto ! Et dans le Concerto en fa de Gershwin !

Bref, j’avais gagné un trésor, j’en trouvais au moins trois autres interprétations selon mon cœur, celle de Sir Malcolm Sargent, la première gravure de Svetlanov, puis plus tard Vladimir Ashkenazy avec l’étoffe irrésistible du Concertgebouw. Récemment (2000, histoire de fêter le nouveau millénaire), une archive de Golovanov s’y ajoutait, torrentielle, imparfaite, géniale. Mais il me manquait quelque chose dans cette partition que j’entendais in extenso en moi-même : un équilibre, une dimension supplémentaire, un art qui en apaisa la dimension névrotique, en dévoila l’espace intérieur. Et remettant sans cesse L’Ile des Morts sous la baguette de Jascha Horenstein, je me disais qu’il l’aurait pu lui aussi. Mais non.

Finalement, j’appris à aimer la Deuxième Symphonie grâce au premier enregistrement de Kurt Sanderling (avril 1956) avec l’orchestre de Mravinsky, le Philharmonique de Leningrad. La discothèque de ma grand-mère recelait le microsillon Melodiya, label « torche ». Et aussi son disque avec les mêmes de la rare Première Symphonie. Mais la Troisième ? Lui aussi aurait pu.

Et puis voilà, c’est arrivé. Finalement, j’aurais passé la cinquantaine, et pour ma persévérance, les Dieux m’auront offert cette Troisième Symphonie selon Kurt Sanderling. Et pardon, je ne trouve rien de moins trivial, c’est génial ! Enregistrement avec le NDR-Sinfonieorchester, Hambourg, Musikhalle, 1994, pas de date plus précise.

Tempos larges, phrasés immenses, Sanderling y fait persister l’océan sans fin de la Deuxième Symphonie. C’est si bien vu, si bien senti, si bien conduit dans les moindres détails, dans le plus imperceptible plissement du phrasé, dans cette irisation ailleurs imperceptible où la clarinette double la flûte, dans ce geste nerveux des violons qui se suspend soudain, dans cette caisse claire qui joue les fifres, dans cette cymbale dangereuse, que tout y est, névrose, romance, paysage.

Ce rêve devenu réalité est en coda d’un épais coffret de 11 CD ! où tout frôle le génie, et d’abord les 1e et 2e de Rachmaninov reprises des microsillons Melodiya, tissant à travers quatre décennies – la fut gravée en 1951 – une unité de style et de propos sidérante.

Mais aussi un cycle Brahms capté en 1990 avec les Berliner Symphoniker (les Symphonies, la Rhapsodie, les Variations) où il aura parachevé ses lectures granitiques avec le Philharmonia puis la Staatskapelle de Dresde que complète un décidément très automnal Double Concerto à Cologne (Zehetmair et Meneses !), une Pastorale limpide et tranquille avec le même orchestre, avec la Radio Bavaroise, une Romantique envoûtante – il fut décidément un brucknerien trop rare – des rééditions parfaites des deux premiers Concertos de Rachmaninov avec Richter et – captation où le pianiste russe est irrésistible pour le style comme pour l’invention – la Fantaisie « Chorale » de Beethoven, captée à Cologne lors d’une tournée de l’Orchestre Symphonique d’Etat d’URSS en 1985.

Jamais Sanderling, tout allemand qu’il fut de lignée, de naissance et de culture, ne rompit les amarres avec le pays qui l’avait accueilli, assistant de Georges Sebastian, à la Radio de Moscou en 1936, quelles que fussent les vicissitudes de l’histoire.

LE DISQUE DU JOUR

cover sanderling edition profilKurt Sanderling
Edition

Anton Bruckner (1824-1896)
Symphonie No. 4 en mi bémol majeur, WAB104 « Romantique »
Ludwig van Beethoven (1770-1827)
Symphonie No. 6 en fa majeur, Op. 68 « Pastorale »
Fantaisie pour piano, choeur et orchestre en ut mineur, op. 80 « Chorale »
Johannes Brahms (1833-1897)
Concerto pour violon, violoncelle et orchestre en la mineur, Op. 102 « Double Concerto »
Symphonie No. 1 en ut mineur, Op. 68
Symphonie No. 2 en ré majeur, Op. 73
Symphonie No. 3 en fa majeur, Op. 90
Variations pour orchestre sur un thème de Joseph Haydn, Op. 56a
Symphonie No. 4 en mi mineur, Op. 98
Sergei Rachmaninov (1873-1943)
Concerto pour piano et orchestre No. 1 en fa # mineur, Op. 1 (révision 1917)
Concerto pour piano No. 2 en ut mineur, Op. 18
Symphonie No. 1 en ré mineur, Op. 13
Symphonie No. 2 en mi mineur, Op. 27
Symphonie No. 3 en la mineur, Op. 44

Sviatoslav Richter, piano
Staatskapelle Dresden
Symphonieorchester des Bayerischen Rundfunks
Berliner Sinfonie-Orchester
WDR Sinfonieorchester Köln
NDR Sinfonieorchester
Leningrad Philharmonic Orchestra
USSR State Symphony Orchestra
Kurt Sanderling, direction

Un coffret de 11 CD du label Hänssler Profil PH13037
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Photo à la une : © DR