Autour de Bach

7 octobre 1963, Nicolaisaal de Postdam, Wilhelm Kempff ouvre son concert en caressant le trille de la Cinquième Suite française : littéralement il le dore d’un coup d’aile. L’Allemande est fluide, source qui chante dans les dix doigts, la Sarabande dit un sonnet et rappelle qu’avant Gould on phrasait son Bach autant qu’on le dansait, et les jeux de timbres dans la Gavotte créent un décor si vif que la Bourrée qui suit n’a plus qu’à s’y élancer, légère, stylisée, admirablement modelée. Un instant d’introspection durant la Loure, très forlane, où Kempff joue les questions et les réponses sotto voce, créant des résonances magiques sur les points d’interrogation. La Gigue peut résonner, flûtes et trompettes, égaillant dans un soleil subtil toute une chasse brillante.

Dans le mouvement du concert, qui lui était si naturel, Kempff va ici très au-delà de qu’il faisait de cette œuvre pour les micros de la Deutsche Grammophon. Idem dans les Impromptus D. 899, bien plus dits, bien plus libres surtout, le chant guidant tout telle une impérieuse nécessité. D’autant que le piano joué ce soir-là répond à chaque inflexion de son pianiste, laissant surgir ces decrescendos expressifs qui furent l’un des secrets de Kempff et que le studio inhibait. La part sombre de Schubert s’y révèle sans le surlignement inutile du pathos. En bis, deux Brahms orageux, Capriccio Op. 79 No. 2, Rhapsodie Op. 79 No. 2, ouvrent littéralement des perspectives picturales : on croit voir ce solitaire au bord de la Baltique peint par Friedrich.

C’est encore Bach qui fait d’abord le prix de la réédition de tous les enregistrements Telefunken de Géza Anda rassemblés par Audite sur un CD de quatre-vingt sept minutes et 21 secondes. Si les deux cahiers de Schumann (Carnaval, Etudes symphoniques) sont connus, la Sonate Hob.XVI:23 de Haydn et la Sonate K. 576 de Mozart n’avaient pas reparu depuis le microsillon, la Seconde Partita de J. S. Bach n’exista qu’en 78 tours.

Vingt ans avant l’autre écho de cette oeuvre que l’on ait sous ses doigts – à Salzbourg le 15 août 1972, concert publié par Orfeo – tout y déjà, le modelé de la phrase longue et fluide, l’unique grande ligne qui tend au travers des six mouvements une arche sereine, la vitalité du toucher, un zeste d’objectivité que viennent nier quelques alentissements expressifs : Anda est à la croisée des chemins, son Bach en 1951 est bien moins évident que celui de Kempff en 1963, mais il est d’autant plus précieux venant d’un artiste dont la rigueur et l’absence de sentimentalité s’emploieront plus radicalement chez les classiques et les romantiques.

Les deux cahiers de Schumann sont emblématiques de son style conquérant, la Sonate de Haydn d’une logique imparable dont la fantaisie n’est pourtant pas absente et la ré majeur de Mozart, chantée à pleine voix mais jouée pourtant sèche – écoutez le débrouillement des différentes voix de l’Allegro, on a l’impression d’entendre Gould ! – surprend en bien.

Ces deux albums sont artistement ouvragés : le Kempff dévoile des photos rares, le montrant tout jeune homme avec sa tignasse ébouriffée, ou en compagnie de son père, de Max von Schillings et d’Edwin Fischer, le Anda dévoile aussi quelques rares clichés et propose un essai éclairant signé Rüdiger Albrecht.

LE DISQUE DU JOUR

cover kempff concert postdamWilhelm Kempff
in Postdam

Johann Sebastian Bach (1685-1750)
Suite française No. 5
en sol majeur, BWV 816

Franz Schubert (1797-1828)
4 Impromptus pour piano,
D. 899
(Cahier I)
Johannes Brahms
(1833-1897)
Capriccio en si mineur (No. 2, extrait des 8 Klavierstücke, Op.76)
Rhapsodie No. 2 en si mineur, Op. 79

Wilhelm Kempff, piano

Un album du label Classical Excellence HCD0808
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cover geza anda telefunken audite
Géza Anda

The Telefunken Recordings
Robert Schumann
(1810-1856)
Carnaval, Op. 9
Études symphoniques, Op. 13
Johann Sebastian Bach (1685-1750)
Partita pour clavier No. 2
en ut mineur, BWV 826

Franz Joseph Haydn (1732-1809)
Sonate pour clavier No. 38 en fa majeur, Hob.XVI:23
Wolfgang Amadeus Mozart (1756-1791)
Sonate pour clavier No. 18 en ré majeur, KV 576

Géza Anda, piano

Un album du label Audite 95720
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Photo à la une : (c) DR