Nouveaux archets

Paraissant sur la scène du Concours Enesco de Bucarest en 2014, Stefan Tarara fit sensation et remporta le Premier Prix haut la main. Archet dense, jeu concentré, timbre sombre comme les violonistes n’en ont plus depuis des lustres et avec cela une main gauche qui sculpte l’instrument : cette touche si pure, si juste, cet archet si plein et si long rendent hommage à son maître Zakhar Bron. Je guettais ses premiers sillons, les voilà.

Programme stupéfiant essentiellement consacré à trois grandes Sonates des années vingt, cette après-guerre qui vit une floraison si intense de nouvelles partitions pour le violon, en sonate comme en concerto d’ailleurs. Stefan Tarara articule son voyage dans l’Europe musicale de l’entre-deux guerres autour de la Sonate de Maurice Ravel. Moment de génie du disque, le Blues, auquel il conserve sa direction incertaine, y musardant comme en rêve pour mieux mordre ensuite, jouant à chat avec le piano si incarné et si coloré de Lora Vakova, son épouse à la ville, une pianiste bulgare qu’il faudra suivre de près ! Et colorant d’une pointe d’angoisse le climax de ce mouvement étonnant : soudain, le Concerto pour la main gauche n’est pas loin. Finale fusant, hors d’haleine, dévastateur. En fait, je crois que je n’ai jamais entendu une Sonate de Ravel aussi accomplie depuis celle de Devy Erlih.

Pour encadrer cette œuvre sphinx, deux partitions de grand genre : la Première Sonate d’Ernest Bloch, dont les premières pages syncopées, le ton noir, les harmonies profuses font un chef-d’œuvre qui effraya longtemps les violonistes. La complexité du discours, une virtuosité sans effet de manche, la profondeur de la pensée musicale, rien n’échappe au jeune homme.

Évidemment, le disque devait se refermer par la Sonate sur des modes populaires roumains de Georges Enesco, dont les paysages sombres vont d’évidence à son somptueux Nicolo Gagliano. Avec cela, une fantaisie de ménétrier, une vivacité dans l’évocation des musiques populaires sans pour autant charger la veine folklorique : Stefan Tarara sait bien que le génie d’Enesco transcende le quotidien jusqu’au fantastique. Disque admirable qui m’a laissé pantois.

Bien qu’Augustin Hadelich ne soit que de deux ans l’ainé de Stefan Tarara, il a déjà enregistré plusieurs albums – notamment sous la baguette d’Hannu Lintu un couplage détonnant des Concertos de Sibelius et de Thomas Adès – et il vient de graver L’Arbre des Songes de Dutilleux avec Ludovic Morlot. Son nouveau disque couple deux partitions que le disque n’avait à ma connaissance pas rassemblées : le Concerto Op. 64 de Mendelssohn et le Second Concerto de Béla Bartók. Ce qui lui permet de faire assaut de grand style dans le premier et d’aventurer son archet léger dans le second.

Car le son d’Augustin Hadelich a toujours été fluté, subtil, fusant, nerveux, quitte à manquer un peu de chair. Si son Mendelssohn semble aussi parfait que banal, son Bartók vaut d’être entendu. Non pas pour le commentaire souvent très en retrait de l’Orchestre National de Norvège – sinon dans le nocturne aux estompes émouvantes de l’Andante tranquillo – mais pour lui : il dévore littéralement l’œuvre, la transformant en une folle course à l’abîme sur laquelle Miguel Harth-Bedoya doit régler sa baguette.

C’est stupéfiant, mais cela me laisse dubitatif : si l’archet supra-virtuose du jeune trentenaire ne fait qu’une bouchée des périls que lui promet Bartók, jamais son archet ne mord la corde comme jadis le faisait Ivry Gitlis dans le décor à la Murnau dont l’entourait Jascha Horenstein. Mais cette manière de faire, si singulière, si drastique au risque de confondre fébrilité et ardeur, et que je préférerais voir appliquer aux Concertos de Prokofiev, s’entend.

LE DISQUE DU JOUR

Cvr Tarara Ars ProduktionErnest Bloch (1880-1959)
Sonate pour violon et piano
No. 1 en la mineur

Maurice Ravel (1875-1937)
Sonate pour violon et piano
en sol majeur, M. 77

Jacques-Alphonse
de Zeegant
(né en 1955)
Souvenirs d’Espagne –
Duo pour violon et piano

Georges Enesco (1881- 1955)
Sonate pour violon et piano No. 3 en la mineur, Op. 25
« Dans le caractère populaire roumain »

Stefan Tarara, violon
Lora Vakova-Tarara, piano

Un album du label Ars Produktion 38179
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cover hadelich bartok avieBéla Bartók (1881-1945)
Concerto pour violon
et orchestre No. 2, Sz. 112

Felix Mendelssohn (1809-1847)
Concerto pour violon
et orchestre No. 2
en mi mineur, Op. 64

Augustin Hadelich, violon
Orchestre National
de Norvège

Miguel Harth-Bedoya, direction

Un album du label Avie Records AV2323
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Photo à la une : Le violoniste Stefan Tarara – Photo : © DR