Le miracle Fistoulari

A huit ans, il dirigeait la Symphonie « Pathétique » ! Tout était donc tracé, Anatole Fistoulari serait sa vie durant associé au compositeur d’Eugen Onegine. Carrière d’enfant prodige, puis engagé par Chaliapine comme chef de son Grand Opéra Russe, la scène l’accapare et Massine l’y assigne dés 1937 : le directeur musical des Ballets de Monte-Carlo, ce sera lui.

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Le chef d’orchestre Anatole Fistoulari

Ce brillant jeune-homme né à Kiev le 20 août 1907, qui fut un temps marié avec Anna, la fille de Gustav Mahler, restera fidèle au ballet et au répertoire de parade, au concert comme au disque. Destin réducteur, mais on ne le regrette pas. Car Fistoulari, avec Issay Dobrowen et Nikolaï Malko prolongera le grand style du Ballet impérial de Saint-Pétersbourg.

Établi à Londres dés 1940, Walter Legge en fera avec Walter Süsskind un de ses « chefs de concerto » favori, et His Master’s Voice ne manquera pas de lui faire enregistrer le répertoire russe – mais coté extraits symphoniques d’opéra, ballet, ou répertoire de fantaisie. London Symphony Orchestra, Philharmonia, Royal Philharmonic : au long des années cinquante, dans l’ultime raffinement de la grande monophonie ou dans les nouvelles plénitudes de la première stéréophonie, tout un répertoire de matinée sera engrangé, de Glinka à Prokofiev, sujet des deux albums qu’édite aujourd’hui le label helvétique Guild, collationnant chacun les programmes de deux microsillons. De toute évidence, l’éditeur a disposé de copies des bandes originales, tant le son est splendide de bout en bout.

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La couverture originale du LP dédié aux extraits du Lac des Cygnes par Anatole Fistoulari et le Concertgebouw, enregistrés en février 1961.

Mais prenons de l’avance. Voici peu, je recevais pour chronique dans Diapason un pavé Decca consacré aux enregistrements inégaux réalisés avec le procédé Phase 4.
A boire et à manger, mais une perle noire fascinante en émergea d’emblée : l’intégrale, enregistré en 1973, avec l’Orchestre Philharmonique de la Radio Hollandaise, et le violon de Ruggiero Ricci, du Lac des Cygnes, spécialité du chef qui en avait gravé une première version avec l’Orchestre de la Société des Concerts du Conservatoire (disponible ici) et devait y revenir pour un plein microsillon de morceaux choisis avec rien moins que le Concertgebouw (autrefois édités en collection « Philips DUO », réédités depuis en Eloquence Australie).

Pour une grande partition comme Le Lac des Cygnes, il faut maîtriser certes tous les codes du ballet – au premier chef, le respect de tempos écrits pour la danse ou la pantomime – mais disposer d’une imagination recréatrice, pour incarner la narration musicale. Fistoulari allie tout cela dans un geste impérieux qui laisse sans voix. Grande version – la plus aboutie qui sait ? – d’un chef-d’œuvre pourtant couru mais plutôt par des chefs de concert que de ballet, écueil majeur.

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La couverture originale de l’enregistrement de la Suite pour orchestre de Casse-Noisette (Op. 71a) de Tchaïkovski, par Anatole Fistoulari et le London Symphony Orchestra, paru chez Decca.

Dans les albums HMV des années cinquante, parés d’un imaginaire sonore stupéfiant, le tactus est toujours d’une exactitude redoutable. Prenez l’Ouverture de Russlan et Ludmila, où tous courent la poste. Fistoulari lui donne de l’espace en même temps qu’une cambrure irrésistible et surtout sculpte son orchestre dans toutes ses dimensions sonores. Rien jamais ne se fond où ne se disperse, la concentration du son, l’exactitude des phrasés, cet orchestre parle, et s’enflamme lorsqu’il le faut : toujours dans la Suite de Russlan, les Danses orientales sont une orgie, la Marche Tchernomor vire au cauchemar, partout une imagination dantesque n’attend qu’une faille pour paraître.

Le style chez Fistoulari est une vertu. Il vient vraiment de l’ancienne école impériale, en a conservé cette sévérité, cette rectitude, et surtout une attention à phraser sans cesse, que le jeu symphonique des orchestres moderne va perdre après-guerre. Écoutez la première Valse de concert de Glazounov, dont chaque détail paraît sans jamais briser la ligne de chant. Rubato à peine marqué, juste pour donner du sens à la phrase, balance parfaite, le moindre élément de jeu polyphonique en place, c’est du tour grand art.

Ces deux disques sont une fête, d’abord par le répertoire qu’ils explorent – les suites tirées des opéras de Glinka, Rimski-Korsakov, Tchaikovski (les extraits des Souliers de la Tsarine) alternent l’héroïque et le merveilleux dans un seul souffle, les pages de charme gravées avec le Philharmonia font entendre une science des couleurs et de l’expression qui fuient le sucre, et imposent un ton subtilement distancié où l’art cache l’art.

C’est merveille qu’un éditeur indépendant se souvienne de ce chef de première importance, et illustre son art ainsi. Mais qu’il ne s’arrête pas en si bon chemin, les gravures Parlophone méritent d’être exhaustivement rééditées, à commencer par une Péri de Dukas à notre sens jamais égalée.

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La couverture d’un double LP consacré au rare (aujourd’hui!) ballet Giselle  d’Adolphe Adam, dans l’enregistrement d’Anatole Fistoulari à la tête du London Symphony Orchestra, publié sous étiquette Capitol (Parlophone, aujourd’hui, propriété de Warner)

LE DISQUE DU JOUR

cover GHCD2408Mikhail Glinka (1804-1857)
Russlan et Ludmila – Suite
Nikolaï Rimski-Korsakov (1844-1908)
La Nuit de Mai – Ouverture*
Ivan le Terrible – Suite
Piotr Ilyitch Tchaikovski (1840-1893)
Les Souliers de la Tsarine ou Les Caprices d’Oxane, d’après Gogol – Suite*

London Symphony Orchestra
*Philharmonia Orchestra
Anatole Fistoulari, direction

Un album du label Guild GHCD2408

cover GHCD2391Alexandre Glazounov (1865-1936)
Valse de concert No. 1, Op. 47
Stenka Razine, poème symphonique sur le Chant des Bateliers de la Volga, Op. 13
Nikolaï Rimski-Korsakov
Mlada, opéra-ballet en quatre actes – Procession des nobles*
Mikhail Glinka
Valse-fantaisie*
Piotr Ilyitch Tchaikovski
Lac des Cygnes – Valse
Suite pour orchestre No. 1 en ré majeur, Op. 43 – Marche Miniature*
Alexandre Borodine (1833-1887)
Quatuor à cordes No. 2 en ré majeur – 3. Nocturne (Andante) (orchestration : Nicolas Tcherepnine)
Sergei Prokofiev (1891-1953)
Lieutenant Kijé, suite pour orchestre Op. 60 – 3. Le Mariage de Kijé ;
4. Troïka ; 5. Les Funérailles de Kijé (3 derniers numéros)

*Royal Philharmonic Orchestra
Philharmonia Orchestra
Anatole Fistoulari, direction

Un album du label Guild GHCD2391

Photo à la une : (c) DR