Retour vers le futur

Cela ne s’est vraiment jamais discuté, Jean-Marc Luisada dès ses Davidbsbündlertänze funambulesques pour Harmonic Records tenait la première place parmi les pianistes français de sa génération qui pourtant ne manquait pas de talents. 1988, ce disque Schumann le faisait entrer dans la cour des grands : piano somptueux, aux teintes choisies, en grand son mais jamais asséné, et une intelligence confondante de l’écriture polyphonique qui est le secret des grands schumanniens.

On n’avait pas entendu Davidsbündlertänze plus inspirées et mieux réalisées depuis le disque de Géza Anda pour Deutsche Grammophon, bien que cela le fût en des termes tout différents. Mais c’est la Grande Humoresque qui révélait pourtant le mieux l’artiste derrière le pianiste. Ce ton de confession, cette liberté du chant, cette exactitude des sentiments, ce précis de couleurs et de touchers, cette variété des accents indiquaient que le grand sujet de l’art du jeune-homme se trouvait peut-être ailleurs.

1990, entrée en fanfare chez Deutsche Grammophon et premier album Chopin pour l’Europe (un enregistrement des Scherzos pour le Japon avait précédé je crois bien … ) : 17 Valses.

Luisada s’était reconnu en Chopin, et le disque vérifiait la réciproque. Le ton vif, les apartés, les gradations dynamiques, la palette de couleurs, d’une subtilité assez inouïe jusque dans les précipités de l’harmonie, le sfumato délicat d’une pédale économe venue d’un autre temps pianistique : pari gagné. Une première intégrale des Mazurkas suivrait, approfondissant le propos, libérant plus encore ce cantabile qui laisse voir derrière Chopin son modèle : Mozart.

Quasi un quart de siècle plus tard, Luisada reprend ses Valses revenant au cahier classique des seules quatorze. Et le propos s’est élargi. Ce qu’il y avait de capricieux, de délibérément libre et fuguant dans son premier jet se métamorphose ici en un discours impérieux, en couleurs volontiers sombres cherchées dans la profondeur du clavier.

La fantaisie, le goût de l’invention sont toujours là, mais subordonnées à une nostalgie élégante qui est la grammaire même de Chopin. Piano somptueux, réglé avec art, prise de son précise et spacieuse où l’instrument entre tout entier, et qui capture cet incroyable jeux à dix doigts : le génie polyphonique de Chopin y paraît à chaque instant. Les phrasés si individuels, en pleins et en déliés, sont portés autant par le verbe que par la couleur – et la danse laisse le pas au discours sans pourtant oublier de le soutenir.

C’est tout l’art du rubato, secret perdu des pianistes d’aujourd’hui, qui réapparaît soudain, non comme une licence envers le temps musical, mais comme le serviteur d’un cantabile absolument magique. Et lorsque la fantaisie l’emporte, avec cette pointe de génie pour animer les rythmes et piquer les phrasés, une étincelle de virtuosité s’invite, évoquant Ignaz Friedman lui-même. Ah bon, on joue encore du piano comme cela, élégant et tragique, brillant mais sombre ?

Le disque ajoute les Mazurkas op. 67 et 68 (sinon la 4e plus de la main de Franchomme que de celle de Chopin), non pas une coda, mais comme une ouverture vers de nouveaux paysages : l’espace s’élargit, le spleen s’invite, on écoute en boucle l’Opus 67 No. 2 où un rossignol s’attarde. Magique.

Les Japonais, public d’élection de Jean-Marc Luisada, lui vouent aujourd’hui le culte dont ils honoraient jadis Samson François. Il faudrait qu’ici on fasse de même…

LE DISQUE DU JOUR

cover luisada chopin valses rca
Frédéric Chopin (1810-1849)
Valses Nos. 1 à 14
4 Mazurkas, Op. 67
3 Mazurkas, Op. 68 Nos. 1-3

Jean-Marc Luisada, piano

Un album du label RCA
88875028062

Photo à la une : (c) DR