Rameries IV : Cabinet de curiosités

Cathy Krier n’a pas froid aux yeux. Contrairement à ses collègues pianistes qui marient Rameau à Debussy, elle confronte dans un album-manifeste assez clouant la Suite en sol, La Dauphine et quatre Pièces de Clavecin en Concerts à la Musica Ricercata de Ligeti.

Disque de toccateur : sa Suite en sol est alerte, menée avec panache (Les Sauvages), en tempos de danse (Les Tricotets exactement dans le mouvement que leur donnait Marcelle Meyer), et ne forçant pas le trait (La Poule a des couleurs, du volume).

Sa Dauphine, fiévreuse, ondoyante montre une plastique pianistique fluide et pourtant articulée. Merveille que ces Rameau qui donnent la main au geste acéré du cahier de Ligeti.

Le cycle regarde clairement vers le clavier baroque – la dernière pièce cite explicitement Frescobaldi, et sera par ailleurs l’un des rares exemples d’écriture dodécaphonique chez Ligeti – et exploite les capacités percussives du piano, du brillant au mystérieux, en passant par l’étrange comme le Mesto, rigido e cerimoniale, musique obsédante dont Stanley Kubrick habilla la partie fine de son Eyes Wide Shut. Ici, Krier ose une dynamique ouverte, des couleurs jusque dans le martelato, qui rendent justice à cet opus radical des années cinquante : Ligeti lui dût sa première renommée. Si l’alliage peut paraitre étrange sur le papier, il fonctionne.

L’étrange, c’est chez Rameau et strictement chez Rameau que Teodor Currentzis veut le trouver à toute force. Il fouette son orchestre, l’emporte dans des tempos extrêmes, déforme Rameau dans des miroirs convexes puis concaves à un degré tel qu’il en révulsera beaucoup ; mais j’aime cette démesure qui perd l’objet pour en montrer la fantasmagorie et atteint à un point de non-retour avant l’air de La Folie de Platée : un cluster d’orchestre nous emmène plutôt chez Penderecki que dans le chaos des Éléments de Rebel. Partout les danses sont démentes, le jeu d’orchestre supra-virtuose, mais on est d’abord chez Currentzis avant d’être chez Rameau, et les chanteurs sont exotiques pour le moins – même si Nadine Koutcher ose la défonce en folie.

Après tant d’éclat, la tranquille ballade proposée par Musica Sequenza pourra sembler fade. L’intitulé du disque d’ailleurs n’en annonce pas vraiment la couleur : « Rameau à la turque ». Prétexte, Les Indes Galantes avec son Entrée du Turc généreux. On s’attendrait à des janissaireries, mais non, Burak Ozdemir et ses amis font un album tout lyrique, tendre presque, uniquement instrumental. En regard des œuvres de Rameau, des compositions de son contemporain turque Tanburi Mustafa Cavus : un qanum, une flute ney, un kudüm contre l’imaginaire de Rameau, cela risquait d’être mince.

Mais au fil du disque l’échange se fait, un dialogue se noue, qui s’écoute et se réécoute à loisir. Décidément, chez Rameau en cette année, c’est chez tout le monde !

LE DISQUE DU JOUR

cover cathy krier rameau ligetiJean-Philippe Rameau (1683-1764)
Suite en sol, La Dauphine, Quatre Pièces de Clavecin en concerts (extraits, clavier seul)
György Ligeti (1923-2006)
Musica Ricercata

Cathy Krier, piano
Un album Cavi Music 8553308

cover rameau currentzis sonyJean-Philippe Rameau
“The Sound of Light”

Musiques extraites des ouvrages suivants : Hippolyte et Aricie, Les Indes galantes, Les Fêtes d’Hébé, Castor et Pollux, Dardanus, Platée, Naïs, Zoroastre, Les Boréades
Six Concerts transcrits en Sextuor : Sixième concert (extrait, La Poule)

Musica Æterna
Teodor Currentzis, direction
Un album du label Sony Classical 88843082572

cover rameau sequenza deutsche« Rameau à la turque »

Jean-Philippe Rameau
Les Indes galantes (extraits orchestraux)
Tanburi Mustafa Cavus (1700-1770)
Dök Zülfünü Meydana Gel, Cikalim Sayd-i Sikare, Du Cesminden Gitmez Askin Hayali, Keremkani Efendim Gel Gül Yüze, Elmas Senin Yüzün Gören, Indim Yarin Bahcesine Ayvalik Narlik, Kücük Suda Gördüm Seni, Firsat Bulsam Yare Varsam

Musica Sequenza
Burak Ozdemir, direction
Un album du label Deutsche Harmonia Mundi 88875016202

Photo à la une : (c) Delphine Jouandeau